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Société d’Histoire d’Yerres
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Le conseil municipal d’Yerres
de 1935 à 1947
Par André BOURACHOT
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Yerres, comme toutes les communes de France, va connaitre des moments difficiles et l’occupation allemande va naturellement poser bon nombre de problèmes. Paradoxalement, comme nous le verrons, le conseil évoque pourtant rarement cette occupation qui, pourtant, n’est pas restée discrète, ni sans conséquence dans la vie au quotidien. L’ordre du jour des conseils n’est pas très différent de celui du temps de paix ; budget, écoles, voiries, équipements divers, hygiène publique, secours à certains Yerrois, etc. sont les principaux et rituels sujets abordés. C’est une constante dans l’histoire de la ville, les discussions objets de débats, où la politique reprend théoriquement ses droits, ne semblent pas être débattues en conseil, à moins que le secrétaire ne les ait pas transcrites. À la lecture des registres des délibérations, on pourrait en conclure que le calme et la sérénité règnent à Yerres quels que soient les événements et les opinions. Ce n’est pas tout à fait le cas.
Le conseil municipal en place en juin 1940, lors de l’arrivée des Allemands dans notre ville, a été élu en 1935, dernière année où les élections municipales ont pu se dérouler normalement. Si nous jetons un coup d’œil en arrière, on constate que le maire élu lors des élections précédentes (mai 1925 et avril 1929), M. Adolphe Laroque, élu donc deux fois de suite, a quitté ses fonctions le 13 décembre 1933 avant son terme. Il a été remplacé le 26 janvier 1934 par M. Louis Gerbé, retraité, habitant rue de Paris. La commune compte alors vingt-trois conseillers municipaux dont trois adjoints. Sur les vingt-deux suffrages exprimés, M. Gerbé a obtenu seize voix. On le retrouvera souvent dans les différents conseils municipaux qui se succéderont.
Le 22 septembre 1934, à l’occasion de la mise en place d’un quatrième adjoint, un nouveau maire (déjà adjoint dans le conseil précédent) est élu : M. Amédée Violet avec dix-huit voix sur vingt. Il restera en fonction moins d’un an puisqu’il cédera la place le 17 mai 1935 (date normale des élections municipales
1) à M. Léon Teillac, généreusement élu pourrait-on dire, avec vingt voix exprimées sur vingt-et-un votants. Il exerce la profession de représentant (peut-être en assurances) et habite rue Paul Doumer. Il aurait dû rester en fonction jusqu’en 1941, date prévue des prochaines élections et diriger sa commune dans la période difficile qui va précéder l’entrée en guerre et surtout dans celle qui suivra l’armistice de juin 1940.
Nous ne connaissons pas beaucoup de choses de plus sur cet homme, ni sur ses opinions politiques. On peut cependant lire dans le journal
Action française du 24 janvier 1926 qu’il a fait un don à l’organisation de 9 francs 25 centimes ! Cette organisation de droite, voire d’extrême droite, très nationaliste, avait comme chef de file le polémiste et royaliste
Charles Maurras qui avait pour ambition d’abattre
« la gueuse », à savoir la République. En 1935, les opinions politiques de M. Teillac avaient pu évoluer au point de le classer dans les modérés, voire un peu plus à gauche comme le laisse entendre le sous-préfet de Corbeil dans une de ses missives datée du 31 octobre 1939 et adressée à son préfet à Versailles. Il signale
2 que le maire, pourtant
« élu sur la liste des modérés », s’appuierait sur les communistes pour diriger sa ville. La suite de ses prises de position à la tête de la commune peut conforter cette opinion.
La majorité du conseil, autant que l’on puisse en juger, semble être plutôt de centre droit pour utiliser une appellation moderne. Dans la même lettre, le sous-préfet de Corbeil décrit le conseil municipal comme comportant une dizaine de modérés, un républicain de gauche (que l’on retrouvera plus loin), deux élus appartenant au Parti communiste, deux autres sympathisants PSF
3 et un proche de la
SFIO.
La déclaration de guerre n’a pas provoqué de réactions spécifiques. Ainsi, dans la séance du 7 septembre 1939, alors que la guerre est déclarée depuis le
1er, rien de particulier n’est débattu si ce n’est le regret de ne pas avoir vu encore aboutir les demandes pour l’installation d’une sirène et la mise en place d’une somme de 6 000 francs pour l’achat de 50 masques à gaz ! Quelques remarques semblent indiquer que la mairie devait avoir reçu des directives concernant l’accueil des réfugiés
4
et la diffusion de différentes mesures de défense passive, par exemple l’extinction des lumières.
La séance du 19 octobre 1939 est en revanche engagée politiquement ; le maire fait en effet la déclaration suivante :
« Le conseil municipal… condamne le pacte germano-soviétique et l’agression contre
5 la Pologne… décide d’envoyer ses chaleureuses félicitations à M. Daladier, ministre de la Défense nationale, pour son énergique intervention pour la suppression du Parti communiste dans lequel parti de nombreux braves Français s’étaient fourvoyés en s’y affiliant. »
Un conseiller renchérit dans le même registre et demande qu’un "vœu" soit voté à l’appui de la déclaration du maire ce qui est fait dans la même séance. Assez bizarrement, les deux élus communistes ont voté ce vœu après avoir approuvé le texte lu par le maire ! Ce dernier ne va d’ailleurs pas en rester là.
Le 2 décembre 1939, il envoie via le sous-préfet de Corbeil une lettre à Monsieur Daladier ministre de la Défense nationale : « J’ai l’honneur de vous faire connaître que mon conseil municipal et moi-même avons approuvé votre décret sur les élus communistes ayant approuvé le pacte germano soviétique (qui date de plus de deux mois) et il ajoute : nous sollicitons de votre patriotisme que ce décret soit étendu aux conseils municipaux… car dans notre commune nous avons deux conseillers élus sous l’étiquette communiste… afin que nous ne siégions plus à côté des traitres à la Patrie », preuve donc que les deux conseillers sont toujours en fonction.
Puis pas d’événements signalés comme importants jusqu’au 29 juillet 1940 si on s’en tient au seul registre des délibérations du conseil municipal et, pourtant, comme nous allons le voir, il s’est passé beaucoup de choses en marge du conseil pendant ces quelques mois. Ces épisodes sont toutefois restés confidentiels. N’ayant pas fait l’objet d’un débat, ils n’ont pas été relatés. Revenons d’abord sur ce pacte germano-soviétique qui va entraîner des conséquences à… Yerres.
Où la politique vient au secours de la morale6
Précisons le cadre dans lequel vont s’inscrire les événements survenus à Yerres pendant la période. La guerre a donc été déclarée
7 à l’Allemagne par la France et l’Angleterre le
1er septembre 1939. Le 22 août 1939 avait été signé à Moscou le pacte germano-soviétique provoquant la fureur des Alliés qui, depuis le début d’août 1939, avaient envoyé une délégation à Moscou pour essayer de conclure une alliance avec l’URSS dans le but de faire peser sur Hitler la menace d’une guerre sur deux fronts. Pour de multiples raisons, que l’on ne peut évoquer ici, Staline choisira l’alliance allemande.
En France, à la même époque, est aux affaires un gouvernement dont le président du Conseil est Daladier, radical, également ministre de la Défense nationale et des Affaires étrangères. Daladier est président du Conseil depuis 1938 et a depuis accompagné le Parti radical, dont il a longtemps été le président, dans une sorte de droitisation alors que ce parti avait été un des piliers du Front populaire, au côté du Parti communiste d’ailleurs son allié d’alors. Il va chercher à se débarrasser de ce dernier qui compte encore 74 députés en septembre 1939.
La signature du pacte germano-soviétique est l’occasion pour Daladier de prononcer le 26 septembre 1939 la dissolution du Parti communiste. Un article de la loi permet aussi de suspendre les conseillers communistes des communes
8 et de remplacer les conseils par des
"délégations spéciales". C’est ce qui va se produire à Yerres le 27 janvier 1940 en application d’un décret signé Lebrun
9 du 17 janvier 1940. Or Yerres, on l’a vu, ne compte que deux conseillers communistes et leur suspension ne gênerait pas le fonctionnement normal de la commune. Pourtant, comme nous le constaterons, c’est tout le conseil qui sera suspendu ! Que s’est-il donc passé ? Le détail de ce qui va suivre ne figure dans aucune archive municipale ; seules les archives départementales en ont conservé la trace.
Le 2 octobre 1939, cinq conseillers municipaux envoient une lettre au sous-préfet
10 de Corbeil dans laquelle ils rapportent avoir demandé au maire de prononcer le renvoi immédiat de
Mme X, employée municipale, surprise dans les locaux de la mairie
« assise sur les genoux de M. Y » (qui n’est pas un personnel municipal) et
« occupée à toute autre chose » qu’à son emploi habituel (sténodactylo).
Et les signataires ajoutent :
« Depuis le 23 (septembre ?) un fait nouveau s’est produit, la dissolution du Parti communiste. Monsieur le Maire n’ignore pas que Mme X est… du Parti communiste de Yerres. Voilà donc une p… et une disciple de Staline installée à la mairie. C’est un défi au bon sens et une insulte à la population de Yerres… C’est pourquoi, Monsieur le sous-préfet, nous nous adressons à vous et sommes confiants en votre haute autorité pour exiger de Monsieur le maire de Yerres l’expulsion de la mairie de cette femme néfaste. »
Cette référence au Parti communiste incite à penser que la défense de la morale publique n’est peut-être pas le premier motif de la correspondance. D’autres missives vont suivre et continueront à exiger le départ de la dame en question. Dans le même temps douze conseillers (dont les cinq précédents) décident de faire pression sur le maire en bloquant le fonctionnement normal de la commune et particulièrement celui de la commission des finances alors qu’on est en pleine préparation du budget additionnel ! Le 12 octobre, ils écrivent au maire qu’ils « jugent qu’ils doivent s’abstenir de prendre part aux délibérations du conseil ». Le 17 octobre, ils avertissent le sous-préfet qu’ils sont démissionnaires. Le maire va pourtant bien se ranger aux souhaits de ses conseillers puisque le 29 novembre 1939, il suspend Mme X de ses fonctions à compter du 1er décembre, décision qui lui sera communiquée par le commissariat de Brunoy. Tout semble donc s’arranger entre le conseil et le maire, mais ce dernier, le 19 décembre 1939, revient sur cette décision et rapporte… son arrêté en écrivant au sous-préfet le 8 janvier 1940 que ses conseillers « l’ont induit en erreur ». On imagine que les accusateurs ne vont pas laisser passer cette décision qui annule la précédente.
Le 12 janvier 1940, le maire, malgré des relances fréquentes de convocations, constatant que le fonctionnement de son conseil est bloqué et que des décisions importantes pour la commune ne peuvent être prises, écrit directement au préfet à Versailles pour lui demander de dissoudre le conseil. Dans cette lettre, il allègue de sa bonne foi tout en laissant entendre qu’il a reçu des soutiens des conseillers restés neutres et il explique le retrait de son arrêté par un manque de preuves. Il déclare aussi ne pas vouloir démissionner malgré ce qu’il considère comme une pression de la part des conseillers hostiles.
Le sous-préfet avait déjà essayé d’arranger les choses et, comme il l’écrit au préfet le 31 octobre 1939, il avait reçu séparément maire et conseillers sans parvenir à les "réconcilier"». Il conclut sa lettre en lui demandant d’appliquer les dispositions de l’article 3 du décret du 26 septembre 1939 qui prévoit « la suspension du conseil municipal pour la durée des hostilités et la nomination d’une délégation spéciale ».
C’est ce que nous allons voir maintenant.
Mme X a été effectivement suspendue et le retrait de l’arrêté, trop tardif, n’a pu être mis à exécution d’autant plus que les événements vont se succéder et qu’il n’y aura bientôt plus grand monde pour s’intéresser à son sort. L’histoire de cette dame n’est pas terminée et on en reparlera
11 après la Libération.
Concluons provisoirement. Petite cause, grands effets : version moderne du nez de Cléopâtre ou événement digne de Clochemerle sur Yerres ? Il n’y aurait probablement pas eu de délégation spéciale à Yerres jusqu’en 1944 si Mme X et M. Y avaient évité de confondre vie privée et vie professionnelle !
La délégation spéciale de Yerres12
Les délégations spéciales ne sont pas une invention du gouvernement Daladier ; leur création est explicitement prévue par la vénérable loi municipale de 1884, une des grandes lois de la
IIIe République. Le préfet, saisi donc par son sous-préfet de la nécessité de mettre en place une délégation spéciale à Yerres, va réfléchir… presque trois mois et, peut-être, s’enquérir officieusement du bien-fondé d’une telle mesure auprès du ministre de l’Intérieur, le conseil municipal n’étant pas aux mains des communistes ainsi que nous l’avons vu. Autre question qui se pose immédiatement à ce haut fonctionnaire : qui installer à la tête de cette délégation et comment la composer sachant que pour les villes de moins de 35 000 habitants (et c’est le cas de Yerres qui compte
13 à cette époque environ 5 000 habitants) la délégation doit compter trois membres.
C’est le sous-préfet qui va effectuer la recherche des personnes susceptibles d’en faire partie et, le 11 novembre 1939, il propose au préfet trois noms en spécifiant pour chacun leur appartenance politique :
Comme président :
M. Perreau
14 demeurant 96 route de Crosne à Yerres, en retraite, mais à l’époque requis comme directeur de l’école primaire du Taillis, radical socialiste.
Comme membres :
M. Mailliet, ancien commerçant habitant Yerres depuis 40 ans, radical socialiste.
M. Cordier Ernest, ancien enseignant en retraite, sympathisant socialiste.
Le préfet va agréer la liste qu’on lui présente et demander au ministre de l’Intérieur
15 la
« suspension du conseil jusqu’à la cessation des hostilités ». Un décret signé Lebrun, et daté du 17 janvier 1940, entre immédiatement en vigueur ; il précise que cette délégation sera
« habilitée à prendre les mêmes décisions que le conseil municipal suspendu ».
On peut faire quelques remarques sur la composition de cette délégation. La première est que les trois membres sont des sympathisants, et même un peu plus, du pouvoir en place, pouvoir qui ne risque donc pas à Yerres la contestation ni de gauche, ni de droite. La seconde est qu’aucun de ces délégués ne semble avoir exercé une activité municipale antérieure. On pourrait dire qu’ainsi s’exprime la volonté du préfet, et donc du gouvernement, de faire gérer la commune par des habitants politiquement sûrs et n’ayant pas été impliqués ouvertement dans les querelles précédentes.
La troisième remarque va expliciter une autre raison du choix de M. Perrault (nous lui donnerons dorénavant son véritable nom). Pour cela il nous faut d’abord faire une incursion dans le futur. Nous sommes en 1941, le gouvernement au pouvoir est celui du maréchal Pétain devenu chef de l’État français. Le gouvernement du maréchal va décider d’épurer les administrations publiques et les corps élus. Le 13 août 1940, va paraître une première loi sur les sociétés secrètes qui sera suivie d’une seconde. Il n’est pas possible d’évoquer ici les raisons qui ont amené le gouvernement de Vichy à légiférer sur l’existence des sociétés sécrètes, en l’occurrence surtout la franc-maçonnerie, bien que le terme ne figure pas dans la première mouture du texte législatif. Cette franc-maçonnerie compte à l’époque deux principales obédiences : le
Grand Orient de France et la
Grande Loge de France.
Toujours est-il que tous les membres des conseils municipaux doivent remplir un formulaire
16 comme quoi, soit ils n’ont jamais fait partie d’une de ces
"sociétés secrètes" (énumérées dans le texte), soit ils n’en font plus partie. Tous les élus Yerrois
17 rempliront donc ce formulaire et tous déclareront n’avoir jamais fait partie de l’une des sociétés interdites sauf… M. Paul Louis Evariste Perrault qui déclare le 26 août 1941 avoir fait partie du Grand Orient De France, en abrégé le GODF, (probablement initié dans une loge à Châtellerault), la principale et la plus ancienne obédience maçonnique française. Il s’engage sur l’honneur à ne plus faire partie d’une de ces sociétés. Nous ne savons rien de la date d’initiation de M. Perrault, rien non plus de sa date de départ de l’obédience (mais probablement pas assez ancienne pour que son appartenance soit ignorée).
La désignation de M. Perrault s’éclaire alors d’un jour nouveau. Ce qui pourrait paraître pour une tare sous Pétain, et nous en reparlerons, a été un avantage sous Daladier. La franc-maçonnerie a été consubstantielle à la
IIIe République
18 surtout au sein du Parti radical dont on découvre au fil des scrutins que plus de la moitié des députés avait adhéré à une obédience, le plus souvent le GODF très implanté dans les administrations publiques et dans la France profonde des notables. Daladier, qui n’était pas franc-maçon, avait de très nombreux frères dans ses cabinets et parmi ses ministres. L’obédience était alors toute prête à lui faire connaître le nom d’un d’entre eux qui ne pouvait être suspecté de manquer de
"républicanisme" et de ne pas être politiquement sûr.
La mise en place et le fonctionnement de la délégation spéciale et ce qui en tiendra lieu jusqu’en 1944
Le 29 janvier 1940, la délégation se réunit pour la première fois à la mairie de Yerres et le président faisant office de maire fait une déclaration à destination des Yerrois :
« …la délégation spéciale ne fera pas de miracles. Elle défendra avec énergie les intérêts de la commune. En toute circonstance elle s’efforcera de concilier l’intérêt général avec l’intérêt légitime de chacun. Soyons calme, unis, disciplinés pour gagner la guerre qui nous a été imposée. Quand la paix sera revenue, la vraie paix, la paix victorieuse, la France terre de liberté, la France laborieuse saura assurer la prospérité et maintenant au travail ! »
Le préfet croit utile d’en faire une autre à la presse dans laquelle il affirme :
« …cette décision n’a pas été motivée par des raisons politiques, mais elle doit être regardée comme n’ayant qu’un caractère administratif : les dissensions d’ordre personnel qui régnaient, en effet, au sein de l’assemblée communale rendaient impossible l’administration normale de la commune et, en particulier, le vote du budget… »
Demi-mensonge ou demi-vérité ? Comme on voudra !
La délégation se met effectivement au travail et elle se réunira d’ailleurs plus souvent que l’ancien conseil municipal suspendu. En 1941, elle délibérera au rythme d’environ une réunion
19 toutes les trois semaines (sauf entre juin et septembre). Elle aborde tous les sujets de la compétence du feu conseil, mais elle n’est pas non plus libre de faire ce qu’elle veut car le sous-préfet doit approuver les décisions prises (notamment en matière financière) pour les rendre légales
20. Enfin l’occupant est là et son interlocuteur de tous les instants est le
"Burgmeister"21.
Quelques mois plus tard, en juin 1941 - nous sommes donc sous la gouvernance de l’État français – la délégation spéciale première version disparaît et va être remplacée par une nouvelle. On revient à une assemblée de vingt-deux membres, maire compris. Une loi (de Vichy donc) du 16 novembre 1940 a, en effet, modifié la composition et la nomination des conseils municipaux. Ainsi, pour les communes de 2 000 à 10 000 habitants, ce qui est le cas de Yerres, le préfet désigne les conseillers, les adjoints et les maires. Ce nouveau conseil est mis en place dans notre ville à la suite d’un arrêté préfectoral du 21 juin 1941 (plus de six mois après le décret !) et tient sa première séance le 13 juillet 1941. M. Perrault est reconduit dans ses fonctions ainsi que les deux membres de la délégation spéciale initiale qui disparaît alors. Yerres est redevenue une commune comme une autre, ou plutôt comme avant, enfin presque, car ce conseil, nommé par le pouvoir, toujours contrôlé par le ministre de l’Intérieur en la personne du préfet et du sous-préfet, reste une délégation spéciale avec un président et non un maire. On y trouve beaucoup de nouvelles têtes mais aussi quelques conseillers ayant participé à des conseils précédents tels MM. Gerbé et Genest. Ce renouvellement sous-entend que les nouveaux entrants ont été choisis pour leur fidélité au nouveau régime qui n’a eu aucun mal à trouver
22 des volontaires. À cette époque les difficultés de l’heure relèguent les joutes politiques aux oubliettes ; cela ne durera pas. Mais quid de la prolongation de M. Perrault qui, en tant que franc-maçon, aurait dû quitter ses fonctions et qui… e les quittera pas ? Plusieurs réponses possibles et une plus probable. M. Perrault a vu venir le vent puisque la loi sur les sociétés secrètes est d’août 1940 et il a eu le temps « d’abjurer » et, surtout, de le faire savoir auprès du préfet. Pourtant sa renonciation écrite date d’août 1941 et est donc postérieure à sa nouvelle nomination. Cela dit, M. Perrault ne semble pas avoir été un « dignitaire » du GODF, catégorie
23 de frères qui était particulièrement visée par la loi. Il restera en fonction jusqu’en septembre 1944 et semble avoir été très apprécié par la majorité des Yerrois dans cette période oh combien difficile ! En fait ce nouveau conseil est encore une délégation spéciale… spéciale.
Mme Prospero, dans son journal
24 parle de M. Perrault comme un homme « qui avait aidé tant de personnes pendant la guerre ». En voici quelques extraits :
« J’ai connu M. Perrault - lui et sa femme étaient des instituteurs à la retraite - ils habitaient route de Crosne non loin de chez nous, juste avant la famille Simon -
« Tous nous avions très peur - je revois les voisins de M. et Mme Perrault, quand les allemands sont arrivés = leur chef criait le « bourgmestre » et le cherchait - on avait peur qu’ils ne le fusillent !
« Mme Perrault était âgée - petite, menue - mais de l’autorité et une grande énergie.
« Pendant la guerre, Monsieur Perrault a rendu de grands services par exemple maman l’a toujours tenu au courant que mon père se cachait. M. Perrault n’a jamais parlé et lui a donné durant de nombreux mois, des tickets d’alimentation - elle avait rendez-vous avec lui à la mairie après la fermeture des bureaux - ceci par mesure de prudence.
« Il m’est arrivée d’accompagner ma mère, même dans le bureau, M. Perrault agissait avec prudence… et il a certainement dû rendre d’autres services que je ne connais pas.
« Au moment du départ des allemands, certains ont cassé les bornes qui étaient placées aux carrefours pour indiquer les directions - les allemands ont menacé de fusiller des yerrois parce qu’ils ne savaient plus où se diriger - c’est M. Perrault qui leur a indiqué la route à suivre --- ceci, afin d’éviter qu’il n’y ait des morts -
« Alors certains ont dit que M. Perrault était « un traître » - Ce qui était faux.
« Sa conduite pendant la guerre a été parfaite et il mérite le respect et la considération de la population. »
Témoignage qui montre que dans cette période troublée le maire a su – ou tout au moins a tenté et peut-être en partie réussi – avant tout à protéger la population yerroise, mais comme toujours dans ces cas-là, et comme nous le verrons, son action sera soumise à critique où la politique ne sera pas absente.
Nous l’avons déjà souligné, peu de questions intéressant l’occupation et les problèmes autres que matériels qu’elle pose, sont évoquées par le conseil. On y trouve plus souvent relatées les difficultés liées aux pénuries de toute sorte, alimentaires notamment mais aussi de charbon, d’essence, d’électricité et de gaz
25. On nommera un « directeur des affaires d’occupation » ayant en charge, si on lit bien, le suivi des problèmes posés par la cohabitation avec les troupes allemandes. Un autre membre du conseil sera nommé
"directeur du ravitaillement".
On comprend bien que les difficultés du temps interdisent des discourspolitiquement trop tranchés qui auraient pu mettre en danger l’existence même des conseillers, voire de leurs familles que l’occupant n’hésitait pas à prendre en otage ! Il n’empêche qu’une certaine urbanité (réelle ?) semble avoir toujours été la règle de comportement des conseillers municipaux de toutes les époques à Yerres. Nous n’avons trouvé qu’une seule fois la mention de « véhémentes discussions ».
Les années passent et, le 7 septembre 1944, se tient en mairie une séance qualifiée d’exceptionnelle. On remarquera que Yerres a été libéré le 27 août 1944, soit une dizaine de jours plus tôt. Le précédent conseil va s’auto-dissoudre ce jour-là et laisser la place à un autre, toujours non élu, mais qui a reçu la consécration des « vainqueurs » ! On n’en a pas fini avec les délégations spéciales ou à ce qui y ressemble.
Le nouveau conseil de 1944
Il va se mettre en place ce même 7 septembre. Quelle est sa légitimité ? Faisons un retour en arrière de quelques mois. Il y a deux France jusqu’au débarquement du 6 juin 1944, celle de Vichy, de la collaboration avec l’Allemagne, et le Gouvernement Provisoire de la République Française (GPRF) installé à Alger. La résistance française à l’occupant s’est organisée et ce qu’il est convenu d’appeler la Résistance, s’est donnée une sorte de Parlement : le Conseil National de la Résistance (CNR) qui, entre autres, réfléchit à ce que sera la France future et notamment à l’organisation des pouvoirs publics pendant la phase transitoire qui suivra le débarquement. Une ordonnance, signée de Gaulle, datée du 21 avril 1944, et ayant pour titre : « Organisation des pouvoirs publics en France après la libération » y pourvoit. Voilà ce que dit le texte :
« …sont dissoutes les assemblées élues qui, maintenues depuis le 16 juin 1940, ont directement favorisé ou servi les desseins de l’ennemi ou de l’usurpateur. Les délégations spéciales sont nommées par l’autorité compétente sur l’avis du comité départemental de libération et composées par priorité des membres de la dernière municipalité élue (soit en 1935), restés fidèles à leur devoir et, en outre, de Français et de Françaises ayant participé activement à la lutte contre l’ennemi ou l’usurpateur (Pétain), en tenant compte, d’une part de la majorité exprimée aux dernières élections municipales et, d’autre part, des tendances manifestées dans la commune lors de la libération… »
Nous allons assister au fur et à mesure que sont libérés villes et villages à la floraison d’organismes divers qui vont cohabiter - voire remplacer - pendant quelques semaines les pouvoirs légaux. Ils sont de deux sortes : des comités de libération et des milices.
Les comités de libération sont des instances politiques censées représenter les mouvements de résistance et chargées d’assurer la transition des pouvoirs à leurs niveaux. Ils se créent à l’échelon départemental (CDL) mais aussi à l’échelon local (comité local de libération (CLL)), tous composés de « résistants indiscutables ». Ils sont politiquement très divisés puisqu’ils sont censés représenter toutes les tendances de la Résistance elle-même émiettée en huit grands mouvements et plus de cent réseaux. Ils s’affrontent violemment dans la lutte pour le pouvoir.
Les communistes étant historiquement très nombreux en région parisienne
26 (la fameuse ceinture rouge
27 qui recouvre presque toute la Seine-et-Oise) sont, et de très loin, les mieux organisés et les plus décidés. Les comités seront presque tous noyautés par le Parti communiste ou ses organisations dérivées (Front national par exemple). Il ne s’agit pas pour lui de s’emparer du pouvoir par la force comme on l’a prétendu à l’époque mais bien plutôt d’y parvenir d’une façon parfaitement légale par le biais des administrations. La tentative va se dérouler en plusieurs temps et d’abord en s’emparant des symboles de ce pouvoir. À ce titre, ces comités occuperont d’abord les bâtiments publics, notamment les mairies et les préfectures. Par exemple, le président du CDL
28 de Seine-et-Oise, Serge Lefranc appartient au
Front national (émanation du Parti communiste) qui, le 25 août 1944, s’empare de la préfecture de Versailles.
Il existe un CLL à Yerres présidé par M. Alphonse Michel (membre du conseil élu en 1935), négociant en douane et appartenant au Front national. Ce comité a, semble-t-il, mis un peu de temps à se constituer puisqu’il ne se réunit formellement dans la mairie de Yerres pour la première fois que le 1er octobre 1944. Il compte neuf membres et le Parti communiste et ses alliés issus d’organisations diverses ont la majorité. Le CLL de Yerres, comme ses homologues, vise bien sûr la "conquête" de la mairie.
Voyons les milices. Elles constituent une sorte de bras armé des comités de libération.
Elles sont constituées de groupements qui prendront le nom de milices patriotiques, gardes patriotiques, gardes civiques, etc. Elles ont été instituées par le CNR le
1er octobre 1944, théoriquement sous les ordres des comités de libération. Elles sont armées et vont s’arroger les pouvoirs de police et de justice alors que de Gaulle avait demandé que les structures traditionnelles restent en place. Tout cela se créée dans une ambiance
29 d’épuration, de mises en détention et quelquefois d’exécutions sommaires. Les milices contrôlent la circulation, perquisitionnent chez les particuliers et arrêtent tous ceux accusés à tort ou à raison par la rumeur publique de collaboration ou de marché noir ; elles vont aller trop loin et provoquer un refus des populations qui ne souhaitaient pas quitter une répression pour tomber dans une autre.
Il y aura rapidement une volonté de retour à la légalité et le préfet de Seine-et-Oise rappellera au Bulletin Officiel
30 du 14 octobre 1944 que ces milices
31 sont dépourvues de toute base légale. Le Comité de libération du département protestera énergiquement car, écrit-il, le 19 octobre 1944,
« les milices patriotiques sont la concrétisation de la volonté populaire. »
D’autres groupements se créent, qui auront une existence éphémère, ainsi le projet non abouti de créer un
"comité local des forces unies des jeunesses patriotiques", toujours d’inspiration communiste. La politique constante du Parti communiste a été de créer à la Libération de très nombreuses associations représentant toutes les branches de l’activité socio-économique.
Reste le domaine politique, c’est-à-dire qui va occuper le fauteuil de maire ? Et au nom de quels partis politiques ? La solution légale existe puisque le nouveau préfet avait pris un arrêté le 29 septembre 1944 qui maintenait en fonction les corps municipaux tels qu’ils
« se trouveront constitués le 1er octobre 1944 », c’est-à-dire chez nous, conformément à ces directives, le conseil de 1941. Les choses ne vont pas se passer ainsi. Dès la libération de Yerres, une délégation se rend à Versailles demander des directives au préfet. Elle revient en déclarant que le nouveau conseil à mettre en place (provisoire bien sûr) devra compter dix sièges occupés par des conseillers nommés en 1941 et que le reste des sièges (soit une douzaine) serait attribué à
"la Résistance" dont deux à trois aux communistes (il y avait deux conseillers communistes en 1939, rappelons-le). M. Perrault réunit son conseil le 8 septembre et dix membres sont désignés. Voilà ce qu’on peut lire dans le registre des délibérations du conseil, premières à avoir lieu après la libération de la ville :
« Monsieur le maire expose que le conseil est réuni ce jour à la demande du comité départemental de libération afin de désigner les dix membres choisis au sein de l’assemblée pour constituer le conseil municipal restreint qui, en collaboration avec le comité local de libération devra provisoirement gérer les affaires municipales… le conseil décide de se conformer à l’ordre du comité départemental de libération. »
Cinq conseillers déjà élus en 1935 et quatre… nommés par le préfet de Vichy le 21 juin 1941, devraient faire partie de ce nouveau conseil qui ne sera donc que provisoire puisque des élections au suffrage universel devraient avoir lieu dans un avenir plus ou moins proche. Il n’en reste pas moins qu’il faudra élire un maire en attendant. Les choses semblent s’arranger, mais apparemment seulement. Remarquons que la longévité de M. Perrault dans sa fonction est, à première vue, remarquable ! Il semble survivre aux changements de régime. Mis en place par Daladier, conforté dans ses fonctions par Pétain - bien que franc-maçon repenti - puis maintenu au moins comme conseiller par la Résistance, son parcours mérite d’être signalé, mais, comme nous allons le voir, la messe n’est pas dite. Son maintien ne sera que provisoire.
M. Perrault, bien conscient des menaces qui pèsent sur lui, au moins en tant que maire, a essayé de se maintenir en faisant allégeance au nouveau pouvoir. Dans une lettre
32 adressée le 16 septembre 1944 au sous-préfet à Corbeil, il avait écrit :
« …j’ai l’honneur de vous donner l’assurance de mon plus complet dévouement… avec vous "sans arrière-pensée" avec le chef qui sut maintenir notre pays et lui conserver sa place dans les rangs des nations victorieuses. Je servirai de mon mieux notre pays, abstraction faite de toute idée politique et des luttes intestines… »
« L’abstraction de toute idée politique » est peut-être de trop, au moins pour ceux qui lui contestent sa fonction ! Les communistes ne sont évidemment pas d’accord et le comité local de libération fait un coup de force en occupant la mairie le 3 octobre 1944 et élit officiellement son président (M. Michel) et son vice-président. Les neuf membres en profitent pour établir une liste de douze personnes qui se présenteront à la prochaine élection du nouveau conseil et du nouveau maire, réunion prévue le 5 octobre 1944. M. Perrault a été défendu par un membre du comité local de libération (un des rares non communistes). Il va pourtant être éliminé.
Monsieur Perrault à la peine
Voilà un maire, homme de gauche, installé par la gauche radicale, qui a dû gérer pendant quatre ans une ville dans les pires difficultés, soumis aux contraintes de Vichy, de l’occupant, aux inévitables récriminations de la population victime des persécutions nazi et des pénuries alimentaires. Il va devoir faire face le jour de la Libération à d’autres accusations pour la plupart purement idéologiques, forme moderne du
vae victis antique (voir
infra).
Le CLL va fourbir ses armes accusatrices et M. Michel va les mettre noir sur blanc. Le 30 octobre 1944, il adresse
33 ès qualités au sous-préfet un réquisitoire en dix points (deux pages dactylographiées) que nous ne pouvons pas intégralement reproduire ici. Citons pêle-mêle :
« d’avoir accepté le titre de maire offert par Vichy…le traître Pétain », le
« refus d’une allocation à la compagne de M. Ferchat34 », de
« n’avoir jamais rien fait pendant ces quatre années de guerre pour ravitailler la commune, ni en nourriture, ni en chauffage. Il a la réputation d’avoir favorisé le marché noir », etc. Probablement pire que tout pour le CLL, cette accusation qu’il place d’ailleurs en bonne place :
« …fidèle serviteur et administrateur du maréchal félon, M. Perrault propose au conseil municipal une dépense de 250 francs à l’achat d’une image au burin de Pétain… »
Rencontrant M. de Kerland, un notable et résistant yerrois, M. Michel lui aurait déclaré :
« qu’il aurait consenti, lui et ses amis, au maintien des conseillers "vichyssois"
, mais à l’exclusion formelle35 de M. Perrault ». C’est bien l’homme à abattre ; d’ailleurs le CLL semble avoir transmis cet acte d’accusation à la justice en espérant une condamnation de M. Perrault à une peine
"d’indignité nationale" mais aucune suite ne paraît avoir été donnée à cette demande.
La droite, appelons-la comme cela même si l’appellation demanderait à être nuancée, ne va pas s’en tenir là comme nous le rapporte M. de Kerland qui constate que les communistes s’y octroient une majorité écrasante et la plupart des membres, qui constitueraient la minorité, démissionnent ». Effectivement, le nouveau conseil, tel que le voudrait le CLL
36, compterait huit communistes ou apparentés sur douze membres présentés. Le maire, imposé d’autorité par le CLL, serait M. Luciani (Front national, déjà élu en 1935 et alors déclaré communiste), le premier adjoint M. Feron (PC), le deuxième adjoint M. Luce (de l’ARAC, organisation communiste d’ancien combattant).
Des membres du conseil de 1941 (dix-huit conseillers) protestent et envoient une pétition
37 au préfet le 17 octobre 1944 le priant :
« …de mettre un terme à la situation pénible de la municipalité de Yerres ; celle-ci est créée par le départ de son maire M. Perrault sous la contrainte d’un comité local de libération qui n’a été formé qu’après de longues semaines de querelles intestines au mépris des conseils officiels d’union nationale …et en désaccord complet avec les tendances politiques de la population… »
C’est donc le préfet et le sous-préfet qui vont devoir régler le problème. Ce dernier se déplacera en personne à Yerres pour rencontrer les protagonistes et finalement, après d’autres péripéties trop longues à évoquer ici, on se mettra d’accord sur un conseil municipal provisoire.
Dans une missive
38 quasi comminatoire envoyée au sous-préfet à Corbeil et datée du 26 octobre 1944, le préfet de Seine-et-Oise lui demande :
« …afin de régler définitivement le problème soulevé par l’occupation de la mairie de Yerres par le comité dirigé par M. Michel, j’ai l’honneur de vous demander de vouloir bien demander à M. Apra… de prendre la place du maire ».
Effectivement, le 26 novembre 1944 – on remarquera un mois plus tard, ce qui sous-entend la durée de la négociation - un conseil nouveau institué par arrêté préfectoral du 15 novembre 1944 se réunit avec pour nouveau maire M. Louis Apra
39 (un élu de 1935) et vingt-deux conseillers. Son nom était donc acceptable par le comité de libération qui rentre en force dans ce conseil, mais faute de connaître l’orientation de tous les membres, il est difficile de donner la couleur politique générale. On peut remarquer que les communistes précédents s’y retrouvent tous mais que M. Apra est plutôt un homme qu’on pourrait qualifier de centre droit.
On constate que la composition initiale du premier conseil post libération n’a donc pas satisfait le comité local qui, en occupant la mairie, a ainsi interdit le fonctionnement normal de l’administration communale. L’occupation des communes, et plus généralement des bâtiments publics, est la règle partout en France à cette époque et Yerres n’y a pas dérogé. Une fois de plus, on constate que ce conseil n’est pas élu, mais nommé par le préfet qui a déclaré que « le conseil municipal de Yerres a été remis en fonction et recomplété ». En fait c’est encore une sorte de délégation spéciale et le nouveau maire n’est toujours qu’un président, mais on remarquera que le terme étant mal connoté, il n’est plus utilisé et qu’on garde la dénomination de "conseil municipal".
On retrouve le chiffre de vingt-trois conseillers qui était celui du conseil de 1935 avec beaucoup d’anciens de cette époque, notamment le communiste M. Luciani
40 qui sera élu premier adjoint et président de plusieurs commissions, par exemple de celle traitant de la gestion
41 des personnels de la commune.
On note donc la disparition du spectre politique de M. Perrault qui, c’est vrai, ne figurait pas sur la liste des élus de 1935. Comme nous l’avons vu, sous l’assaut du CLL, Il ne pouvait probablement plus rester dans ses fonctions et, quelles que soient ses qualités d’hommes et de maire – ainsi que le rapporte Mme Prospéro -, il avait commis le péché d’avoir servi Vichy. Et puis, ne l’oublions pas, il avait été l’homme de Daladier, celui qui avait exclu les communistes de la vie publique, deux fautes que ces derniers n’avaient pas oubliées. Les temps étaient plus que jamais à la politique mais la ville était restée trois mois sans administration communale à un moment où elle en aurait eu bien besoin.
Le nouveau conseil restera peu de temps en place et il aura tout aussi peu de temps pour marquer son action. Il se donnera pour mission la remise en route de la commune au milieu d’innombrables difficultés
42 et alors que la guerre continue. Une de ses préoccupations sera de préparer le retour des prisonniers
43 et déportés car on sent que la guerre se terminera en cette année 1945.
Seule mention d’épuration du personnel communal dans les délibérations, la demande de révocation d’une employée (appelons la Mme Z pour la différentier de Mme Y) qui « a été fréquentée par un Allemand », écrit le compte rendu du conseil lors de la séance du 27 janvier 1945, en d’autres termes et comme on disait à l’époque, un cas de "collaboration horizontale" que le maire a transformé en "attitude antinationale". Un élu déclarera que ce « fait est intolérable et soulève de la part d’une partie de la population des protestations véhémentes ».
Les élections de 1945
Un nouveau conseil va s’installer après les élections des 29 avril et 13 mai 1945, premier scrutin de la République où les femmes peuvent pour la première fois utiliser le droit de vote qui vient de leur être accordé
44. La bataille électorale va être dure à Yerres ! Deux listes vont s’affronter. La première emmenée par M. Luciani porte le nom de :
"Liste de rénovation républicaine antifasciste pour l’application du programme du Conseil national de la Résistance". Elle comporte le nom de vingt-trois personnes dont trois sont des femmes et douze appartiennent au Parti communiste ou à des organisations dérivées. Les autres appartiennent toutes à des organisations de gauche (SFIO essentiellement).
Une deuxième liste est présentée par M. Perrault - qui n’a pas digéré son exclusion et qui fort du soutien de son ex-conseil tente de revenir - sous le nom de : "Liste d’union nationale républicaine" et n’affiche pas d’allégeance politique. Elle comporte également vingt-trois noms dont aucun ne fait référence à un parti. Cinq se déclarent "résistants FFI" et on y trouve deux femmes et neuf anciens conseillers. C’est une sorte de liste d’intérêt communal qui fera probablement un peu désordre dans le bouillonnement politique de la Libération.
Comme on pouvait s’y attendre, la liste Luciani sortira vainqueur du scrutin. Le conseil municipal, normalement élu au suffrage universel cette fois, se réunit pour la première fois le 18 mai 1945. M. Luciani (communiste donc) connaît une élection de maréchal pour la fonction de maire ; il est élu avec vingt-trois voix sur vingt-trois (il a donc voté pour lui). Les bouleversements de l’ordre politique amenés par la guerre apparaissent ici au grand jour. Yerres qui comptait deux conseillers communistes en 1935 élit un conseil majoritairement communiste dix ans plus tard !
Une des premières délibérations portera sur le changement
45 de noms de rues lors de la séance du 27 juillet 1945. Les noms de trois résistants (Gabriel Péri (communiste), Pierre Brossolette (sympathisant), Pierre Sémard (communiste)) et de deux Yerrois « morts pour la France », un communiste et un non communiste sont proposés. Deux autres noms féminins viendront s’ajouter à la liste : Danielle Casanova (communiste) et Berthie Albrecht. Le nom d’un des deux combattants morts pour la France ne sera pas ultérieurement retenu. Cet homme, qui combattra en Tunisie et en Sicile après le débarquement américain en Afrique du Nord en 1942 et décédera de maladie en Algérie, portait le nom d’une famille qui avait beaucoup à se reprocher dans l’environnement de l’époque. On remarquera que le nom de résistants de sensibilité politique différente n’est pas évoqué ; cela viendra plus tard avec une autre majorité. Le parti des « 75 000 fusillés », comme se baptise le Parti communiste à la Libération, honore quasi exclusivement ses morts. Ce conseil prendra quelques décisions concernant l’accueil
46 des prisonniers de guerre qui rentrent dans leur patrie après la signature de l’armistice à Reims le 8 mai 1945.
Les temps sont durs à la fin de la guerre. Le rationnement reste en vigueur et beaucoup de Yerrois sont sans travail et d’autres sont toujours prisonniers en Allemagne laissant leurs familles avec de maigres ressources. Les conseillers se réunissent lors de chaque séance en comité secret
47 pour délibérer sur les secours à apporter aux familles en difficulté et la générosité semble avoir été la règle.
Le conseil de 1947
Pour terminer cet article, quelques mots sur les élections de 1947 qui vont marquer à Yerres, comme partout en France, un vrai tournant dans la vie politique. Jusqu’en 1947, trois partis
48 se sont partagé le pouvoir : le Parti communiste français (PCF), le Parti socialiste (Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO)) et le Mouvement Républicain Populaire (MRP) en principe d’accord pour mettre en œuvre ce qu’on appelle le programme du Conseil National de la Résistance (CNR). En janvier 1946, le général de Gaulle chef du gouvernement démissionne sur fond de discorde avec les partis politiques notamment sur l’élaboration de la nouvelle constitution qui donnera naissance à la
IVe République le 27 octobre 1946. 1947 est une année difficile faite de ce que l’historiographie a appelé
"de grandes grèves" sur fond de naissance de l’affrontement est-ouest et de la
"guerre froide".
En mai 1947, les ministres communistes doivent quitter le gouvernement ; c’est la fin du tripartisme. Un autre événement va changer la donne électorale ; la création du Rassemblement du Peuple Français (RPF) par le général de Gaulle en avril 1947 qui, le mot le souligne, n’est pas un parti mais un rassemblement
49. Ce rassemblement va présenter des listes dans toute la France aux élections municipales des 19 et 26 octobre 1947 et connaîtra un impressionnant succès.
Et à Yerres ? Trois listes sont en compétition : une première la "Liste indépendante d’union républicaine et sociale pour l’administration d’Yerres" emmenée par M. Mollet qui compte presque exclusivement des socialistes, une seconde la "Liste du Rassemblement du Peuple Français" dans laquelle effectivement on retrouve des sensibilités politiques plus larges (mais pas de communistes) et qui ne semble pas avoir de leaders identifiés, enfin une troisième celle du "Parti Communiste Français" emmenée par M. Feron qui compte beaucoup de têtes nouvelles (MM. Luciani et Michel n’y figurent pas). Comme dans beaucoup de localités c’est la liste RPF qui vient en tête et c’est elle qui constituera le nouveau conseil municipal.
Le 31 octobre 1947, les élus se réunissent à la salle des fêtes pour élire maire et adjoints après les élections. Elles ont marqué un certain renouvellement des conseillers ; quelques nouveaux noms apparaissent mais de nombreux anciens sont toujours présents, ainsi on retrouve MM. Perreau (Joseph, devenu doyen d’âge, le presque homonyme de M. Perrault), Louis Apra, etc. M. André Ponce sera élu maire à la majorité de 19 voix contre 4 à M. Joseph Quintin.
Un cycle s’achève. Mais ce n’est pas la fin de l’histoire politique de notre commune et ne nous y trompons pas, les événements de ces quelques dix années reviendront longuement dans le débat politique. On continuera encore pendant longtemps à mettre en doute dans des buts électoraux le comportement supposé d’un tel ou un tel pendant les années noires de l’occupation, preuve que le propos avait encore des résonances chez nos concitoyens.
Et aujourd’hui ? Tout cela n’est-il plus que de l’histoire ?
Références :
1. Il y aura vingt-trois élus. La prochaine élection aurait dû avoir lieu en 1941 (six ans plus tard).
3. Le PSF ou Parti social français est un parti nationaliste de droite fondé le 6 juillet 1936 après la dissolution par le gouvernement du mouvement des Croix-de-Feu du colonel de La Rocque.
4. Les populations frontalières des régions de Metz- Strasbourg ont été évacuées à la déclaration de guerre vers l’intérieur de la France.
5. La guerre a commencé le
1er septembre 1939 par l’invasion surprise de la Pologne. Varsovie tombera le 27 du même mois.
6. Pour tout ce qui suit AM 1 D 13, AM 1 D 14, AM 1 D 15, AD 1 M/188 et AM 48 AW 42.
7. Pour la France, ce n’est pas une déclaration de guerre mais un simple vote de crédits militaires qui en tient lieu.
8. Par un décret du 26 septembre 1939, le gouvernement suspend les vingt-sept conseils municipaux communistes de la région parisienne.
9. Alors Président de la République.
10. Le sous-préfet de Corbeil est un peu le bureau des pleurs !
12. Le conseil municipal communiste de Villeneuve-Saint-Georges (chef-lieu de canton à l’époque) a également été suspendu et remplacé par une délégation spéciale.
13. Exactement 5 199 habitants recensés en 1936.
14. Cette appellation est erronée ; elle résulte probablement d’un lapsus calami qui sera répété plusieurs fois dans divers documents, les uns et les autres se recopiant. En fait, il s’agit de M. Paul Perrault. La confusion peut provenir d’un presque homonyme, un certain Perreau Joseph, maraîcher, habitant rue du Bois d’enfer qui a été élu aux élections municipales de 1935. On note également que le nom de Paul Perrault ne figure pas sur le recensement de 1936 (le dernier avant la guerre) à l’adresse indiquée. C’est donc un Yerrois récent (sauf changement d’adresse). À remarquer que l’erreur de nom est un cas de nullité de l’acte administratif. Joseph Perreau, le vrai, reviendra au conseil à la Libération.
16. Annexe d’une circulaire du ministère de l’Intérieur du 10 juillet 1941.
18. Voir aussi André Bourachot,
République, armée et franc-maçonnerie, Paris, éditions B. Giovanangeli, 2018.
19. Quatorze fois en 1941.
20. C’est ce qu’on appelle le contrôle de légalité, qui existe toujours.
22. Le lecteur doit se rappeler qu’après la débâcle de mai-juin 40, le régime de Vichy a été bien accueilli par les Français, toutes tendances politiques confondues sauf les communistes alors exclus de la vie démocratique par Daladier.
23. L’engagement en maçonnerie comporte des étapes et les lois de vichy s’appliquaient à partir de la troisième.
24. Denise Loubet née Prospero,
Yerres avant et pendant la guerre, Propos transcrits par Gilles Baumont de la Société d’Histoire d’Yerres.
25. L’usine à gaz se trouve à Brunoy. L’électricité est délivrée par la société Sud-Lumière.
26. La CGT, majoritairement représentée au sein de la gare de triage de Villeneuve-Saint-Georges, est à l’époque une organisation uniquement communiste. La scission n’interviendra qu’en 1947 avec la création de Force Ouvrière.
27. Il existe une trentaine de communes dirigées par des élus communistes en 1935.
28. Il compte également des commissions.
31. Papiers de Kerland. Ces milices ont pour but le noyautage et le contrôle de la population. Leur charte de création prévoit que :
« ville et communes sont divisées en secteurs, quartiers et ilots ; à chacune de ces divisions correspond une formation de la milice patriotique… ». Heureusement on n’ira pas jusque-là, au moins à Yerres.
34. M. Ferchat, communiste, est identifié comme ayant été détenu pour des raisons politiques mais nous n’en connaissons rien de plus.
35. Cette hargne semble être aussi le fruit de rancunes personnelles qui nous sont inconnues.
39. Bijoutier habitant rue de Bellevue.
40.M. Jean Luciani est un cheminot retraité qui habite chemin de Soulins pas très loin de la piscine actuelle de Brunoy. Il n’a pas fait partie du comité local de libération.
41. Cela se comprend. Les communistes au pouvoir dans les communes ont renouvelé par le biais d’embauches le personnel communal en fonction de la couleur politique des postulants.
42. Clin d’œil, l’attribution de « frais de vélos » à certains employés communaux.
43. Création d’un centre d’accueil aux prisonniers de guerre.
44. Depuis le 21 avril 1944.
45. Changements qui subsistent aujourd’hui pour la plus grande partie.
46. Vichy avait créé une sorte d’œuvre laïque : Le livret du prisonnier, livret de caisse d’épargne destiné à fournir à chaque prisonnier et déporté à son retour de captivité ou de détention un pécule pour lui permettre de repartir dans une vie nouvelle. L’œuvre était abondée par des dons, les versements des communes, les bénéfices de manifestations diverses, etc. Le conseil décidera de verser le 27 janvier 1945 1 000 francs sur chacun des livrets des 122 prisonniers de guerre répertoriés dans la commune.
47. Cela a été de toutes les époques.
48. Ce qu’on appellera le tripartisme.
49. Il a une particularité : on peut le rejoindre tout en restant affilié à un parti politique (sauf le PC et les partis
"vichystes").