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Société d’Histoire d’Yerres
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Épuration et retour à l’ordre républicain
dans le Val d’Yerres après la Libération (1944-1946)
Par Philippe KOEHL
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La mémoire collective a retenu la période de la Libération comme une parenthèse de liesse et d’enthousiasme après les dures années de guerre. Cette vision a été accentuée par l’iconographie des années suivantes, en particulier au moyen du support cinématographique.
Toutefois, cette image enthousiaste mériterait sans doute d’être nuancée car les années de l’immédiat après-guerre ont également comporté de nombreuses facettes moins idylliques.
Comme pour l’ensemble de la Seine-et-Oise (puisque Yerres dépendait alors de ce département), la libération du territoire a eu lieu courant août 1944
1. Dans le compte-rendu qu’il en adresse le 16 septembre, le maire de Yerres Paul Perrault indique que
« les premiers temps de la Libération se sont déroulés sans incident grave à Yerres »2. Tout juste signale-t-il le vol de 20 bouteilles de champagne par quatre soldats Allemands en déroute lors de la nuit du 4…
Sitôt le territoire libéré, la préoccupation des autorités va être d’y restaurer l’ordre. Dès sa nomination, le nouveau préfet de Seine-et-Oise
Roger Léonard va se retrouver confronté à de multiples défis :
- Désarmer la population ayant participé à la l’insurrection
- Fédérer et in fine démanteler les différentes factions armées issues de la Résistance pour transférer la charge du maintien de l’ordre aux corps constitués officiels (police et armée)
- Identifier et traquer les traîtres et collaborateurs afin de les remettre à la Justice… et de leur garantir un traitement équitable en les préservant de la vindicte populaire
- Restaurer la crédibilité des services de l’État en purgeant les administrations de leurs éléments ayant ouvertement collaboré avec l’occupant dans les secteurs suivants :
- Police
- Justice
- Administration pénitentiaire
- Santé
- Conseils municipaux
C’est dans ce sens que R. Léonard s’adresse à la population par voie d’affiche le 25/08/1944 :
« Si des hommes ont trahi et se sont faits complices de l’ennemi, ces hommes appartiennent à la justice, qui pour eux sera dure et prompte : n’en laissez point fausser le cours. »3
(Cliquer pour afficher le texte)
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
À LA POPULATION
DE SEINE-ET-OISE
L’ennemi a fui. Sous la poussée triomphante des armées alliées, activement secondées par les Forces Françaises de l’Intérieur, son repli se poursuit suivant un rythme chaque jour accéléré. Dans tous les cœurs, même les plus meurtris, chante l’hymne de la libération.
Pavoisez vos maisons. Fêtez les courageux garçons par qui vous êtes libres. Laissez éclater votre joie : elle vous est due après cinq années de misères, de deuils et d’humiliation.
Mais votre joie sera digne et fière. Si des hommes ont trahi et se sont faits complices de l’ennemi, ces hommes appartiennent à la justice, qui pour eux sera dure et prompte : n’en laissez point fausser le cours. Sur notre vieux sol, où ressurgit notre liberté, rien ne doit ternir le pur éclat de ces heures tant attendues.
Il ne saurait être question de se départir de sévères disciplines. Si hier l’insurrection nationale contre l’envahisseur qui souillait notre sol était un devoir sacré, comme Paris, en un élan de patriotique fureur vient d’en donner le sublime exemple, partout où l’ennemi est chassé, où la France est rendue à elle-même, le respect de l’ordre, l’ardeur au travail constituent une obligation stricte. La victoire définitive et prompte de nos armes, la restauration du Pays en dépendent.
Ni l’immensité de l’œuvre à accomplir, ni la pauvreté de nos moyens ne retarderont ou ne décourageront nos efforts. Dans sa détresse même et ses humiliations la France a retrouvé le sens de la grandeur et la croyance en sa mission. Elle sait aujourd’hui le prix de la liberté, les sacrifices qu’elle mérite, la force et la fierté que l’on tire d’un pur idéal auquel chacun se subordonne, les vertus de la patience et de la volonté.
Pendant cinq années aux pires heures, les meilleurs fils de ce pays se sont faits les confesseurs et souvent les martyrs de cette foi nouvelle qui est aujourd’hui celle de tous les Français.
Unis d’un seul cœur derrière le Chef, qui sut maintenir notre pays dans la lutte et lui conserver sa place dans le rang des nations victorieuses, nous verrons, j’en suis sûr, le monde témoin d’un nouveau miracle français.
Versailles, le 25 août 1944. Le préfet de Seine-et-Oise :
Roger LÉONARD.
Versailles, Imprimerie LA GUTENBERGG, 11 avenue de Paris
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Car la pression est forte : après ces
« cinq années de misères, de deuils et d’humiliation », la population entend bien en faire payer le prix aux collaborateurs réels ou supposés. Un tract distribué en septembre 1944, et inquiétant suffisamment les autorités pour que celui-ci fasse l’objet d’un rapport de police daté du 26/09
4, illustre bien les sentiments agitant une partie du public :
« Où est l’épuration promise ? […] Nous vous avons fait confiance mais vous trahissez cette confiance qui est en train de disparaître, et vous nous faites regretter de ne pas avoir procédé plus brutalement au nettoyage qui s’imposait et qui s’impose plus que jamais. » Certes, il convient de remettre ce tract, de rédaction ouvertement communiste, dans un contexte de tensions politiques de pré-guerre froide mais la soif de revanche n’en demeure pas moins réelle et largement partagée.
Le préfet Léonard a ainsi fort à faire pour contenir la soif d’action du Comité Départemental de Libération, instance créée en avril 1944 à l’initiative du Conseil National de la Résistance et regroupant des membres majoritairement de gauche
5 : par exemple, ledit Comité, encadré par des éléments des FFI
6, prend d’assaut la préfecture de Versailles le 25 août 1944 en contradiction formelle avec les instructions du préfet
7…
L’activisme de ce comité peut être perçu dans la résolution votée lors de la séance plénière du Comité Départemental de Libération de la Seine-et-Oise du 6 octobre 1944
8 et stipulant :
« [le Comité]
refait l’écho du mécontentement très vif de la population qui constate que 6 semaines après la libération aucun traître n’a été jugé et passé par les armes dans la région parisienne9. Il estime qu’il faut frapper tout de suite les traîtres avérés pour qui un dossier d’accusation conduisant à la peine de mort peut être constitué en quelques heures. » On ne saurait être plus explicite…
Il en résulte un certain nombre d’actes de justice expéditive. Le plus marquant dans notre commune est l’exécution de F. A., ex-délégué à l’Information du régime de Pétain
10, le 20/08/1944. Le rapport de police du commissariat de Brunoy mentionne que
« le 20/08 à 9h le nommé F.A., 64 ans, […] a été tué de 2 coups de revolver à 100 mètres de son domicile par 2 cyclistes inconnus qui ont pris la fuite en direction ignorée », sans témoigner d’un zèle extraordinaire pour traquer les assassins, probablement du fait du passé ouvertement vichyste de la victime.
Nous n’avons pas retrouvé trace d’autres actions violentes traditionnellement associées à l’Épuration (exécutions sommaires, femmes tondues…) sur la commune de Yerres. En revanche, des événements survenus dans les communes limitrophes ont pu impliquer des Yerrois. En particulier, le camp de la Faisanderie, dans la forêt de Sénart (situé sur la commune d’Étiolles) a vu l’exécution d’un certain R.B. qui aurait été
« arrêté à son domicile à Yerres le 23 Août 1944 et fusillé quelques jours après par un groupe FFI »11. L’existence de ce sinistre personnage est également mentionnée dans un rapport rédigé par le sous-préfet
12 au sujet d’une embuscade ayant eu lieu le 16 août au croisement des avenues Foch et Leroux à Paris. Durant cette dernière, un groupe de résistants mandatés par le colonel de Chevert, chef de la résistance à Draveil, et comprenant entre autres le garagiste yerrois Pierre Guilbert, partis prendre possession d’un camion d’armes, a été exécuté par des SS et des miliciens. Le dénommé R.B. aurait dénoncé l’opération, permettant ainsi le guet-apens.
On peut également signaler un rapport de police
13 qui fait état de l’exécution de 4 personnes au cimetière du centre de Draveil le 31 août 1944. Parmi celles-ci se trouveraient un certain H., milicien, et un dénommé T., dénonciateur, tous les deux réputés demeurer à Yerres. Notons toutefois que la relation du même événement par une lettre du sous-préfet de Corbeil
14 les fait habiter respectivement à Crosne et à Draveil…
Si la commune de Yerres fut donc relativement épargnée par les actes de violence, il n’en a pas toujours été de même pour les communes environnantes. On peut à cet égard mentionner le très grave incident survenu au fort de Limeil-Brévannes dans la nuit du 30 au 31 août 1944. D’après le procès-verbal de l’interrogatoire de
Mme M.
15, arrêtée par des FFI, des jeunes filles détenues au fort auraient été prostituées par leurs geôliers au bénéfice de soldats américains. De plus, quatre prisonniers masculins auraient été fusillés sans procès. Le rapport FFI daté du 9 septembre mentionne que ces derniers auraient été abattus lors d’une tentative d’évasion – ce que le témoignage de
Mme M. contredit formellement.
Le récit de ces exactions, conjugué au fait que le fort de Limeil aurait semble-t-il contenu un fort stock d’armes sous très faible surveillance a suscité une réaction assez vigoureuse de la part des autorités : le préfet Léonard a écrit une lettre au Général Basse, commandant militaire du département de Seine-et-Oise, au sujet « des faits dont la gravité ne peut [lui] échapper » et dans laquelle il réclame l’ouverture d’une information. Les détenus subsistant au fort ont à la suite de cela été transférés à Villeneuve-St-Georges sous garde policière et ainsi soustraits à l’autorité des FFI.
Cette mise au pas des différents groupes armés issus de la Résistance et des FFI en particulier semble avoir été un souci permanent du Préfet. Il est vrai qu’entre les armes obtenues de la résistance et celles prises aux Allemands, certaines de ces phalanges se trouvaient à la tête d’un arsenal conséquent : par exemple la section FTP de Villeneuve-St-Georges disposait, si l’on en croit l’inventaire dressé par le commissariat de police de Juvisy le 6 septembre 1944
16, des armes suivantes :
- 6 grenades incendiaires
- 6 grenades offensives allemandes
- 17 grenades offensives
- 16 grenades défensives
- 28 chargeurs Mauser de 8 balles
- 14 chargeurs de 5 balles
- 10 boîtes de fer de bandes mitrailleuses
- 1 caisse de bois de bandes mitrailleuses
- 2 obus de 37
- 3 grandes américaines
- 12 chargeurs de mitraillette
- 1 mitrailleuse américaine
Le rapport mentionne par ailleurs : « il est à remarquer que les FTP se sont mis tout à fait à l’écart des autres organismes et semblent ne pas obéir aux ordres émanant des FFI. » En effet, outre leur puissance de feu, ce qui caractérise ces groupes armés est leur divergence d’allégeance… pour ne pas parler de luttes intestines, générées parfois autant par des oppositions politiques (obédiences gaullistes ou communistes) que par des inimitiés personnelles locales.
L’exemple le plus frappant de ces rivalités locales demeure l’affrontement ayant eu lieu le 2 septembre 1944 entre deux sections locales FTP et FFI au château de Draveil (dit château d’Origny). D’après le rapport de police envoyé le 7 septembre suivant
16, une cinquantaine de FTP lourdement armés ont fait irruption dans l’après-midi au QG du
3ème régiment FFI commandé par le colonel de Chevert, ont fait prisonniers deux gradés (les capitaines Boissier et Monrousseau), main basse sur les stocks d’armes, de matériel et de vivres et, pour faire bonne mesure, ont également pillé le château d’Origny dont le propriétaire était une connaissance du colonel de Chevert. L’origine de ce ”raid" serait à rechercher du côté d’une détestation personnelle existant entre de Chevert et le commandant Fouchet, alias Ferté, chef des FTP de Villeneuve-St-Georges. Le rapport de police indique que le colonel
Rol-Tanguy, chef des FFI pour l’Île-de-France, a été saisi de l’incident… sans que l’on sache quelle a été la conclusion de l’affaire.
Plusieurs autres incidents traduisant la ”nervosité” des milices ont eu lieu dans la région et en particulier à Brunoy. Un rapport de police daté du 6 septembre
17 rapporte une fusillade ayant eu lieu à la Pyramide de Brunoy entre des FFI effectuant un barrage de contrôle en direction d’un véhicule refusant de s’arrêter… et transportant le commandant Voisin, lui-même membre de l’état-major FFI ! Deux autres personnes, des passants, ont été blessées dans la fusillade.
Les statistiques demandées par le préfet quant aux incidents ayant suivi la Libération mentionnent un nombre très important de civils blessés par des balles "perdues", lors de la déambulation de bandes armées ou à l’occasion de tirs accidentels.
La section FFI de Brunoy, décidément très active, s’est également signalée par un ”raid” sur la commune voisine de Quincy-sous-Sénart, qui nous est rapporté dans une lettre véhémente adressée par le Maire de Quincy (par ailleurs président du Comité local de Libération)
18 au sous-préfet de Corbeil. Dans celle-ci il s’insurge contre les faits suivants :
« violation de domicile […] ; enlèvement par la violence par des individus sans mandat de matériel militaire […] ; menaces de mort à main armée ; convocation du Lieutenant chef du groupe [de Quincy…] pour comparaître devant une commission en Mairie de Brunoy s’érigeant en tribunal. » Il appelle à des sanctions et met sa démission dans la balance. Dans une réponse datée du 26 octobre, le préfet donne des instructions au sous-préfet de Corbeil afin qu’il
« fasse dresser contravention des infractions commises [à Quincy] et transmette le dossier au Parquet aux fins de poursuites éventuelles ».
Si la section FFI de Yerres a bien existé (l’amicale FFI de Yerres a été fondée en 1945 et comptait 129 membres
19), elle semble avoir été nettement moins turbulente que ses homologues des communes avoisinantes.
Les FFI n’ont cependant pas le monopole des troubles provoqués par des bandes armées. Le sentiment dans la population que les traîtres d’hier n’étaient pas suffisamment poursuivis n’a pas facilité le démembrement des milices voire en a favorisé la création de nouvelles !
Ainsi le Conseil Départemental de Libération a-t-il émis le souhait de voir se constituer des ”gardes patriotiques” dont les tâches auraient été
« la défense de l’ordre public, le dépistage des miliciens, traîtres […] et leur remise entre les mains des organismes légaux de répression. »20 Ce projet a provoqué une réponse vigoureuse de la part du préfet Léonard, qui y était férocement opposé. Il écrit
21 à
Adrien Tixier, ministre de l’Intérieur, pour l’avertir du danger que représente à ses yeux cette organisation :
« je crois devoir attirer votre attention sur les dangers graves qui ne manqueraient pas de résulter de l’institution généralisée de gardes patriotiques relevant de l’autorité des comités locaux de de libération qui, dans mon département, sont en majorité soumis directement à l’influence communiste. » Il ne peut qu’être conforté dans ses craintes par les remontées qu’il reçoit du sous-préfet de Corbeil l’informant que certaines de ces milices patriotiques existent déjà et sont armées de mitraillettes
22!
En témoigne l’arrivée à Montgeron en septembre 1944 d’une troupe de 30 hommes, détachement de milice patriotique envoyé par le "commandant Pol" de Villeneuve-St-Georges pour
« faire la Police – des patrouilles – la surveillance des routes et les perquisitions à domicile en vue de rechercher des armes »23 ainsi que l’indique dans son rapport du 13 octobre le commissaire principal de Juvisy. Cette annonce provoque un certain émoi et incite le sous-préfet de Corbeil à rencontrer un certain ”commandant Castor” chargé de mettre en place les milices patriotiques dans l’arrondissement. Dans le rapport qu’il fait de son entrevue au préfet
24, le sous-préfet mentionne les difficultés rencontrées à Savigny et à Brunoy, et s’inquiète de la composition de ces milices, en particulier de certains éléments
« inféodés à un parti politique […] ne recherchant que le trouble et l’effervescence sociale. » Le préfet va alors exiger le désarmement de cette milice, dont il demandera une confirmation au sous-préfet dans sa note du 4/12/1944
25.
La multiplicité des incidents
26 appelait une réponse vigoureuse et coordonnées de la part des différentes autorités : celle-ci prendra la forme de l’intégration des commandements FFI dans les états-majors de subdivisions militaires
27 et de l’extinction progressive de toutes les milices patriotiques.
En parallèle va se mettre en place tout un cadre administratif pour réglementer le processus d’épuration :
- Création de cours de justice départementales visant à juger dans un délai maximum de cinq mois des faits de collaboration28
- Mise en place des structures logistiques et administratives pour l’internement des suspects29 30
- Descriptif précis du fonctionnement attendu des comités locaux d’épuration et de leurs attributions31
Vont donc siéger dans chaque département des commissions chargées en premier lieu d’examiner le sort de personnes détenues suite à la libération, mais aussi d’enquêter sur les agissements de certaines personnes durant les années de guerre et d’occupation, suite à dénonciation ou tout simplement sur la base de leurs opinions politiques
32. La procédure exceptionnelle d’internement administratif sera abolie par circulaire du ministre de l’Intérieur du 30/08/1945.
33
Les comptes-rendus
30 des audiences de la commission de Seine-et-Oise ne mentionnent qu’un très faible nombre de Yerrois. On peut citer par exemple le couple B., 54 et 61 ans, condamnés pour l’une à l’indignité nationale
34 à vie et l’autre à une indignité nationale de 8 ans. Ce couple est le seul pour lequel le motif est invoqué, à savoir leur appartenance passée au RPF de Marcel Déat, parti ouvertement collaborationniste.
Trois autres yerrois seront également condamnés à une indignité nationale à vie (dont un industriel de 53 ans et un tourneur de 32 ans) alors que trois personnes de la commune se verront, elles, relaxées à l’issue de leur audition par ladite commission.
La période, comme on a pu le voir, était assez agitée politiquement, puisque les différents courants qui s’étaient temporairement fédérés sous la houlette de la France Libre voyaient ressurgir leurs dissensions dans un contexte d’opposition parfois violente entre communistes et anti-communistes.
Yerres n’a pas échappé à cette tension, et on trouve trace de ces affrontements dans les archives municipales, illustrés par deux cas emblématiques :
Lors de la séance du conseil municipal du 11 janvier 1948, une altercation oppose le
2ème adjoint, Fagot, au secrétaire de mairie, Signeux, lors d’un débat concernant le caractère excédentaire ou non du personnel municipal. La discussion s’envenimant, Signeux laisse entendre que Fagot aurait perçu indûment des tickets de rationnement. Ce dernier, s’estimant diffamé, quitte la séance et écrit au préfet
35 pour obtenir de son détracteur des excuses publiques. Au-delà de ces péripéties dignes de Clochemerle se dessine en filigrane une opposition politique, le sieur Fagot ayant précédemment été à l’origine de la proposition que soit débaptisée la rue
Danielle Casanova36, à la fureur des élus de gauche
37. Il s’ensuit une ambiance délétère lors des conseils municipaux suivants qui nuit fortement à la bonne marche des affaires courantes, fragilisant la position du maire M. Ponce, fraîchement élu. L’affaire, malgré son apparente insignifiance, donne tout de même lieu à une note du sous-préfet datée du 18/02/1948, un rapport du commissariat de Juvisy adressé au ministère de l’Intérieur le 12/03, témoignant ainsi de l’intérêt des autorités pour une situation politique à même de dégénérer.
Un autre cas intéressant est constitué non d’une épuration mais au contraire de la réintégration de personnels ayant été démis de leurs fonctions en 1939 au regard de leurs tendances politiques. Ainsi
Mlle S.B., titularisée en 1935 dans son emploi au secrétariat de la mairie de Yerres, s’était-elle vue suspendue de ses fonctions en 1939. Cette suspension avait été demandée par certains conseillers municipaux au vu des convictions politiques communistes de
Mlle B. et avait été dans un premier temps entérinée par le maire
38 avant que celui-ci ne fasse volte-face, estimant avoir été "induit en erreur"
39. Suite à cet imbroglio,
Mlle B. s’était retrouvée dans une situation incertaine et ne percevait plus son traitement… avant de se voir finalement notifier officiellement sa suspension au commissariat de Brunoy le 01/02/1940.
Dès septembre 1944, Mlle B. (devenue entre-temps Mme T.), demande au maire de Yerres de lever sa suspension et de la réintégrer sans délai. Celui-ci accepte et elle est réintégrée début octobre… mais n’a touché aucun traitement en date du 21 novembre. Le maire écrit au sous-préfet de Corbeil pour débloquer la situation. Le préfet met en demeure le maire de préciser les motifs ayant conduit à la révocation en premier lieu ajoutant « il y a tout lieu de penser que cette décision était motivée par l’attitude politique de l’intéressée. »
De fait, le conseil municipal décide non seulement de réintégrer Mme T., mais convient que rien dans son attitude n’était de nature à mériter sanctions. Et de ce fait, décide de l’indemniser « de la différence existant entre le traitement qu’elle aurait perçu dans les services de la mairie en tant que sténodactylographe et celui qu’elle a perçu à l’usine de gaz de Villeneuve-St-Georges où elle avait trouvé un emploi » tout en demandant à l’État et au département la prise en charge de cette dépense….
Le cas fait jurisprudence puisque le syndicat des personnels communaux, dans une lettre datée du 11/03/1946
40, répond à l’un de ses sympathisants l’ayant saisi du cas B./T. de s’appuyer dans des cas similaires sur l’ordonnance du 19/10/1945 publiée au Journal Officiel du 17/02/1946 et réglant les modalités de révision de situation pour les employés municipaux injustement suspendus avant-guerre.
De fait, si en 1945 la guerre est finie, ses conséquences funestes se feront sentir encore durant de nombreuses années au quotidien, tant du fait des conditions de vies difficiles (le rationnement ne sera définitivement aboli qu’en décembre 1949) qu’au travers des profondes cicatrices que l’épisode de l’occupation laissera dans le tissu social Français. Les remous suscités par la sortie du film documentaire Le chagrin et la pitié
41 en 1971 et celle de l’ouvrage
La France de Vichy42 de l’historien américain
Robert Paxton en 1973, la condamnation tardive des collaborateurs
Papon en 1998 ou
Touvier en 1994 témoignent du traumatisme durable laissé par cette période, en dépit de la volonté de réconciliation nationale.
Aujourd’hui encore, la plaie est-elle complétement refermée ?
Références :
1.
La date officielle de libération de l’arrondissement de Corbeil est le 30/08/1944 d’après le courrier adressé le 7 octobre 1944 par le préfet, archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W417
2.
Lettre du maire de Yerres (Paul Perrault) au sous-préfet de Corbeil, Yerres le 16/09/1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W418
3.
Affiche
« À la population de Seine-et-Oise » signée du préfet, Versailles le 25/08/1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W417
4.
Archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W370
5.
Composition du Comité départemental de Libération de Seine-et-Oise: Serge Lefranc (Front national), René Heidet (MNPGD), Pierre Commin (CDLR), Michel Monvoisin (Libération-Nord),
Mme Monvoisin (Aide aux réfractaires), André Saint-Paul (Démocrates chrétiens), Charles Couderc (Ceux de la Libération - Vengeance), Maurice Bené (Parti radical socialiste), Roger Dupont (OCM), Pinet (CFTC),
Mme Bertaux (UFF),
Mme Vanderschooten (Action féminine), Roger Morane (Union jeunesse patriotique), De Nervaud (Action démocratique), Édouard Bonnefous (Union républicaine démocratique), Breno (Parti socialiste), Michel Vandel (Union départementale des syndicats), Robert Ballanger (PCF), Paul Chaussonière (MLN), Georges Hamelet (Comités populaires). Source : Archives départementales des Yvelines, cote 1W417
6.
Forces Françaises de l’Intérieur : Regroupement des diverses formations militaires de la Résistance (Armée Secrète, groupes francs, Francs-Tireurs et Partisans, etc.). Le général Koenig, nommé par les Alliés, en dirige l'état-major à Londres. Après le débarquement du 6 juin 1944, les FFI apportent, par leur connaissance du territoire, une aide précieuse aux soldats alliés dans leur progression pour le libérer. En septembre 1944 les FFI sont réputées intégrées dans l'armée régulière. Dans la pratique, certains groupes comme les FTP (Francs-Tireurs et Partisans, d’obédience communiste) conserveront souvent longtemps une indépendance de fait.
7.
F. Bourrée,
Le comité départemental de la Libération de Seine-et-Oise
https://museedelaresistanceenligne.org/expo.php?expo=84&theme=158
8.
Résolution au sujet de l’Épuration votée par le Comité Départemental de Libération de Seine-et-Oise, Versailles le 6 octobre 1944 ; Archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W417
9.
Ce qui est totalement inexact comme en témoignent les statistiques remontées par les commissariats au préfet
11.
Lettre du sous-préfet de Corbeil au préfet, Corbeil le 18/09/1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W370
12.
Lettre du sous-préfet de Corbeil au préfet, Corbeil le 18/09/1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W370
13.
Rapport de l’adjudant-chef Durand au préfet, Corbeil le 5 septembre 1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W370
14.
Lettre du sous-préfet de Corbeil au préfet ; Corbeil le 9 septembre 1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W370
15.
Procès-verbal de l’interrogatoire, rapports de police et courriers du préfet datés de septembre 1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W424
16.
Archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W370
17.
Rapport sur un incident survenu entre des membres de forces française de l’Intérieur à Brunoy, 6 septembre 1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W370
18.
Lettre du maire de Quincy-sous-Sénart au sous-préfet de Corbeil ; Quincy, le 9 octobre 1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W417
19.
Liste des groupements de résistance et des mutuelles ou amicales, Sous-préfecture de Corbeil, 25 mars 1946 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W417
20.
Projet d’organisation et de fonctionnement des gardes patriotiques ; L. Lefranc, Versailles, non daté ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W417
21.
Lettre du préfet de Seine-et-Oise au ministre de l’Intérieur, Versailles, le 9 octobre 1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W417
22.
Lettre du sous-préfet de Corbeil au préfet de Seine-et-Oise ; Corbeil, le 3 octobre 1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W370
23.
Lettre du commissaire principal de Juvisy au commissaire divisionnaire, chef régional des services de sécurité publique ; Juvisy le 13 octobre 1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W417
24.
Lettre du sous-préfet de Corbeil au préfet ; Corbeil le 25/10/1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W417
25.
Archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W417
26.
Liste des incidents causés par les Milices Patriotiques ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W417
27.
Note du général Basse au préfet de Seine-et-Oise ; Versailles, le 30/10/1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W417
28
Circulaire du garde des Sceaux Frédéric de Menthon relative à l’instauration d’une Cour de Justice spéciale ; Paris le 25/10/1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W422
29.
Circulaire du garde des Sceaux Frédéric de Menthon relative aux conditions d’incarcération des détenus politiques; Paris le 12/09/1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W422
30.
Extrait du Journal Officiel n°70 du 26/08/1944 réglementant les centres de séjour surveillé ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W422
31.
Circulaire du ministre de l’Intérieur aux préfets relative au fonctionnement de la Commission de Vérification des internements; Paris le 12/12/1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W422
32.
Arrêté préfectoral du Préfet de Seine-et-Oise instituant les commissions départementales ; Versailles le 19/09/1944 ; archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W422
33.
Archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W422
34.
Archives départementales de Seine-et-Oise cote 1W422
Pour mémoire, l’indignité nationale entraînait pour qui en était frappé :
- exclusion du droit de vote,
- inéligibilité,
- exclusion des fonctions publiques ou semi-publiques,
- perte du rang dans les forces armées et du droit à porter des décorations,
- exclusion des fonctions de direction dans les entreprises, les banques, la presse et la radio, de toutes fonctions dans des syndicats et organisations professionnelles, des professions juridiques, de l'enseignement, du journalisme, de l'Institut de France,
- interdiction de garder ou porter des armes.
35.
Archives départementales de l’Essonne, cote 885W/8
36.
Militante communiste et résistante, morte en déportation en 1943.
37.
Lettre de protestation du conseil syndical CGT adressée au maire de Yerres ; Yerres le 25/02/1948 ; Archives départementales de l’Essonne, cote 885W/8
38.
Suspension par arrêté municipal en date du 29/11/39
Annulation de la suspension par nouvel arrêté du 09/12/39
39.
Lettre du maire de Yerres au sous-préfet de Corbeil; Yerres le 05/01/1939 ; Archives départementales de l’Essonne, cote à préciser
40.
Lettre du Syndicat du Personnel des Communes; Paris le 11/03/1946 ; Archives départementales de l’Essonne, cote à préciser
41.
OPHÜLS, Marcel. Le chagrin et la pitié ; film documentaire présentant des témoignages sur la vie à Clermont-Ferrand durant l’Occupation ; tourné en 1971, il se vit refuser une diffusion à l’ORTF et ne sortit en salle qu’en 1973 (mais fut vu par 60 000 spectateurs !) ; le film dut attendre 1981 pour être diffusé sur les chaînes de télévision françaises.
42.
PAXTON, Robert. La France de Vichy. Paris, Éditions du Seuil, 1973. 375p. ISBN 2-02-000661-8. Le livre se vend à 12 000 exemplaires la première année de sa sortie et il est réédité en poche dès 1974