Société d’Histoire d’Yerres  


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Vie et mort des Camaldules de Grosbois
au XVIIIe siècle

Commençons par évoquer la fin de ce siècle qui va voir la disparition du monastère des Camaldules ou, plutôt, ce qu’il en restera.

La date de 1789 marque le début de la Révolution française et nos révolutionnaires vont rapidement s’attaquer à l’Église de France. Deux raisons vont y pousser, une première d’ordre idéologique. Nous sommes au siècle des Lumières qui met en doute la transcendance et surtout son expression principale dans le Royaume : l’Église catholique supposée être inféodée à Rome, et une seconde beaucoup plus matérielle visant « à éteindre la dette publique » laissée par la monarchie et mettre ainsi les biens ecclésiastiques « à la disposition de la Nation ». La volonté, qui apparaît ainsi, de créer une nouvelle classe de petits possédants était aussi une façon d’attacher une partie de la population française à la Révolution, de là, comme nous le verrons, la vente des emprises par lots de superficie souvent modeste pour intéresser le maximum de citoyens.

Plus tardivement, le pactole a aidé à soutenir l’assignat dont la dépréciation continue incitait à son rejet. Il est vrai que l’Église est riche, très riche ; elle a accumulé durant des centaines d’années un patrimoine d’une importance exceptionnelle. La captation de ce patrimoine va se faire en plusieurs temps dont nous ne pouvons ici rappeler toutes les étapes. Notons cependant que le clergé de France votera avec empressement1 sa propre "spoliation" dans un grand élan de générosité qu’on ne lui avait pas connu sous la Royauté.

Le rejet idéologique s’exercera surtout un peu plus tard. Par le décret du 13 février 1790, l’Assemblée constituante interdit les vœux monastiques et supprime les ordres religieux réguliers. Le décret concerne environ 27 000 religieux appartenant à ce clergé et déclarés non utiles. Les "critères d’utilité" étaient les sacrements et le soin des âmes, mais aussi l’utilité "sociale" : l’enseignement, les soins aux malades et infirmes et les secours aux indigents en font partie. Puis, point final, l’Assemblée législative, dans la droite ligne de la Constituante, supprimera les congrégations régulières, à part quelques-unes, par le décret du 18 août 17922.

La mise en vente du monastère des Camaldules
Le monastère des Camaldules ne connaîtra pas un sort différent de celui de la majorité des implantations du clergé régulier en France.

Voici ce que relate le document trouvé aux Archives départementales sous la cote 6V/8 et portant le titre « vente de la maison et enclos des Camaldules ». Ce document est une copie d’un acte plus ancien daté du 16 brumaire an III, c’est-à-dire du 6 novembre 1794. IL avait été précédé d’un inventaire3 effectué par le maire d’Yerres, à l’époque M. Boursault, le 15 octobre 1792. C’était un inventaire de « tous les objets qui doivent rester à la Nation », inventaire difficile à utiliser pour nos recherches car ne précisant pas ou mal les bâtiments dans lesquels il a été effectué. Qui plus est, n’inventoriant que les objets, il ne collationne pas le mobilier ce qui aurait permis de connaître la destination des bâtiments.

Le document de 1794 est plus complet ; voici son début :
« À la requête de l’agent national de ce district les 2 et 16 brumaire an III…il sera procédé par les administrateurs du district de Corbeil …à la réception vente et adjudication définitive à l’extinction des feux4 et au plus offrant des fonds en pleine propriété et jouissance des dits biens… » Le texte ajoute que la propriété sera définitive « après avoir effectué leur premier paiement… le prix de la vente sera acquitté en dix termes à la caisse5 de l’Extraordinaire en assignats ou monnaies. »

Un paragraphe à la fin de ce document précise que les acquéreurs devront rembourser les locataires à l’entrée en jouissance du bien. C’est le signe qu’une partie de ce domaine est louée, peut-être surtout les bois et les terres agricoles, "labourables" dans l’appellation de l’époque, voire les vignes.

Puis le texte précise que l’adjudication porte sur : « la maison, bâtiments, église, terrains et enclos appelés les Camaldules de Grosbois situés sur les terroirs et commune de Yerres près Brunoy. » Le domaine est divisé en vingt-trois lots vendus séparément aux enchères. La surface globale intéressée par la vente est de l’ordre de 7 hectares6 et le prix payé par les adjudicataires est proche d’un million de livres soit à peu près 1,8 millions d’euros7 d’aujourd’hui.

La première question qui se pose est de savoir ce que le notaire entend par « maison et enclos des Camaldules ». Il est probable, et la description des lots dans la suite du document semble le confirmer, qu’il s’agit de la partie strictement religieuse du site. Il apparaît donc que c’est seulement l’ensemble du domaine occupé (et non pas possédé) par les pères, et seulement celui-là, qui est ainsi mis aux enchères. Les biens loués sont "nationalisés", pour employer un terme moderne ; l’État en devient propriétaire mais les baux continuent à courir. Ajoutons que le terme "maison" doit être pris au sens qu’on lui donnait aux XVIIIe et XIXe siècles et que cela ne signifie pas qu’il n’y ait qu’un seul bâtiment ! À Yerres, pendant très longtemps, on a désigné l’adresse d’un lieu par : "maison Untel". Ainsi, on parle toujours de la "maison Caillebotte".

La composition des lots de la vente de 1794
Examinons plus avant la composition de quelques-uns de ces lots ainsi le premier, un des plus intéressants par son devenir. Il est décrit comme ayant une superficie de trois arpents, soixante perches, soit environ 1,8 hectares si on postule que, là aussi, la mesure est faite en arpent dit "royal". Mis à prix à vingt mille livres, il est adjugé quarante et un mille sept cents livres, signe que la concurrence a dû être rude. L’acquéreur de ce premier lot est un certain Blaise Jarre - retenons le nom, nous le retrouverons - domicilié à Ris (probablement l’actuelle ville de Ris-Orangis ; Ris et Orangis ont fusionné en 1793). Il remportera également les enchères du second lot d’une superficie d’un peu plus d’un hectare pour un montant de onze mille neuf cents livres (mise à prix de six mille neuf cents).

Tous les autres lots sont plus petits et aucun d’entre eux ne dépasse la superficie d’un arpent ; il semble d’ailleurs que la majorité de ces lots d’un arpent (l’arpent vaut environ ½ hectare) soit constituée de jardins, de bois, de pré, d’un peu de vignes (souvent les deux sur la même parcelle). Il est aussi probable que les mises à prix - et donc le résultat des enchères - ont tenu compte de la nature du bien.

Cette vente par adjudication nous donne donc la composition de chacun des lots avec le nom de chaque adjudicataire, la mention de chacune des mises à prix et le montant final. Chacun des lots est décrit avec sa surface et ses limites. Ils font tous référence à un plan qui a malencontreusement disparu du dossier. D’après certains détails sur la constitution de ces lots on peut estimer que le découpage du domaine est fait par parcelles rectangulaires, à la rigueur trapézoïdales. Malheureusement, le descriptif se limite à décrire les limites et frontières des divers lots, mais nous savons peu de choses sur les bâtiments qui s’y trouvent. Ainsi nous ignorons dans quel lot se trouvent l’église et le cimetière, peut-être dans le premier mais rien n’est certain et il est plus probable qu’ils n’ont pas fait partie de la vente, surtout le cimetière. Il y aurait probablement eu une sorte de sacrilège – nous sommes à la campagne - à vendre l’église et le cimetière pour des usages profanes. Suivant certains auteurs, les lieux de cultes auraient été souvent sauvegardés et il semble bien que ce soit ici le cas, même si l’intitulé de la vente comprenait en théorie l’église.

Des cellules8 de moines à raison d’une cellule par bâtiment sont signalées dans quatre bâtiments appartenant à quatre lots différents. Chacun de ces lots a une superficie allant de 28 à 34 perches soit de 1 400 à 1 700 m2, ce qui représente de faibles surfaces. Ils sont décrits chacun comme « …composé d’un petit bâtiment servant de cellule, petit jardin devant… ». C’est bien la description d’une cellule de Camaldule telle que nous la retrouvons dans l’historiographie.

Cette constitution du domaine est sans conteste celle existante à l’époque des enchères, mais est-elle en cohérence avec ce que nous pouvons savoir de son passé au travers d’autres documents ? Pouvons-nous comparer la description des vingt-trois lots de 1794 avec ce que nous connaissons de l’histoire antérieure du monastère ? Intéressons-nous donc d’un peu plus près aux biens de nos Camaldules.

Les biens des religieux Camaldules de l’Hermitage (sic) de Saint-Jean-Baptiste de Grosbois
Les moines Camaldules sont propriétaires de beaucoup d’autres biens que ceux qui figurent dans l’adjudication, ce qui nous autorise à penser que d’autres ventes, dont nous ne connaissons pas l’existence, ont eu lieu plus tôt ou plus tard. Les Archives donnent un aperçu9 des possessions des religieux.

Avec une périodicité annuelle, les moines font une déclaration10 de « l’état de leurs biens » à la Chambre ecclésiastique du diocèse de Paris11, déclaration qui récapitule la totalité « des biens donnés ou acquis depuis le onzième mars 1642 qui est le premier [sic] année de leur établissement ». Voici, par exemple, ce que nous dit celle de 1766 à une époque où l’avenir de l’ordre n’est pas, comme nous le verrons, assuré. Elle se décline en plusieurs articles : un premier qui s’intitule : « Pour les biens affermés », un second « Biens loués par baux emphytéotiques », un troisième : « Biens non affermés », un quatrième : « Rentes foncières », un cinquième : « Rentes constituées sur particuliers », etc. Puis viennent les charges, notamment fiscales12, mais aussi et surtout ce que nous appellerions aujourd’hui les charges d’entretien du domaine et celles de personnels

Tous ces revenus et charges sont décrits avec une grande précision et leur énumération permet de connaître, outre leur nature et leur montant, leur localisation. On découvre alors que les Camaldules sont propriétaires, soit par acquisitions, soit pas donations, de nombreux biens à Yerres, Villecresnes, Cercay, Grosbois, Mandres, etc., biens constitués de bois, près, terres en friche ou labourables, vignes, fermes et bâtiments divers souvent appelés "masures", à toits "de chaume" ou de tuiles. L’essentiel des recettes sous forme de rentes provient des messes13 que les religieux s’engagent par contrat à célébrer pour le repos de l’âme de leurs commanditaires ou de leurs familles, célébrations souvent plusieurs fois par semaine, quelquefois quotidiennement et… « à perpétuité » ! Le montant de la rente dépend du nombre d’offices célébrés.

Ce sont ces revenus qui ont permis aux bons pères de se créer un patrimoine qu’ils valorisent de diverses façons, souvent en le louant. Le duc d’Angoulême, créateur du monastère, a lui-même mis au pot à sa création en attribuant au couvent une rente de 400 livres par an, rente dont le montant connaîtra des vicissitudes. La subsistance des monastères dépend entièrement d’une économie d’offres et de demandes entre ceux qui ont, au moins le pensent-ils, les moyens financiers d’assurer leur salut en en rémunérant d’autres qui, du fait de leurs fonctions, semblent être de meilleurs intermédiaires pour s’adresser à la divinité.

Le bilan financier pour cette année 1766 est de 3 037 livres en recette et de 2 436 en dépense, soit environ 600 livres de bénéfice (au sens moderne du terme) dont on ne précise pas l’usage et voici la conclusion du rédacteur qui essaye de justifier les charges :
« …ils sont obligés d’avoir trois domestiques avec une voiture pour leurs commissions. Les gages, nourriture et logements de ces domestiques montent annuellement au moins à huit cents livres...la communauté des Camaldules de Grosbois est composée de douze religieux compris les novices dont il fait qu’elle est obligée d’une très grande économie pour suffire à la dépense et se priver de beaucoup de choses que la règle et les constitutions quoique austères leur permettent… une des grandes ressources est le produit des jardins et enclos de la maison… »

On remarquera que ce bénéfice représente moins que ce qui est nécessaire à l’entretien du personnel. Certaines années, il ne dépasse pas 300 livres. Les moines ont toujours déclaré vivre chichement à cause de revenus insuffisants. Ils se plaignent en permanence de leur manque de moyens pour faire vivre une communauté qui n’était pourtant pas très importante ; de là leur volonté d’accueillir des hôtes payants auxquels ils louent une partie de leur domaine non sans l’avoir soigneusement clôturée. N’oublions pas cependant que cette déclaration a des consonances fiscales et que – ce qui est vrai pour toutes les époques - il vaut mieux majorer les charges et minorer les revenus ! Qui plus est les moines empruntent pour payer leurs investissements fonciers. II est vrai aussi que l’entretien du domaine coûte cher, « il y a toujours à y travailler » dit un texte. On peut lire la composition des biens à entretenir ; il comprend en 1766 :
« …l’entretien des bâtiments de l’église et ceux y attenant, la cuisine, le fournil, le réfectoire, le bâtiment des hôtes, la bibliothèque, douze cellules de religieux séparées l’une de l’autre avec leurs jardins clos de murailles, un bâtiment pour les domestiques, un pressoir, un grand angar [sic], deux écuries, un lavoir commun, l’entretien de trois réservoirs d’eau et les conduits à trois fontaines et des murs de clôture de l’ermitage… »

Nous avons également la déclaration des biens pour l’année 1750, (un peu plus d’un siècle après la fondation du monastère) et, apparemment la composition des biens était déjà à peu près la même. Elle précisait l’existence de « douze cellules de religieux » et qu’à cette date la communauté comptait huit religieux (« et souvent plus à cause du novitiat [sic] » écrit le rédacteur, religieux qui ont tous des « chambres à feu14, deux domestiques, un jardinier, un cheval de charrette et… un gros chien de garde. » Notons que le nombre de douze religieux est celui qui revient le plus souvent mais cet effectif15 semble décroître avec le temps, baisse peut-être liée à la querelle janséniste comme nous l’évoquerons plus loin.

Le plan de 1749 (plan 1) et ses ambigüités
plan-Camaldules-1749
Dans les biens loués par baux emphytéotiques16, on trouve un peu plus de trois arpents loués en 1749 au maréchal duc de Duras pour un loyer de quatre cent cinquante livres par an. Il se trouve que nous avons le texte de ce bail et, plus intéressant, un plan qui nous permet de bien distinguer le domaine loué de celui que se sont réservés les ermites. Ce document, antérieur d’une cinquantaine d’années à la vente aux enchères (voir ci-dessus Plan 1), composé d’un texte et d’un plan (ce qui est l‘exception dans les Archives qui nous sont parvenues !), va nous permettre d’y voir plus clair, d’abord en confirmant qu’il s’agit bien de la partie religieuse du domaine qui est vendue aux enchères publiques.

Cet acte notarié17 est intitulé : « Bail emphytéotique par les révérends pères religieux du monastère de Saint-Jean-Baptiste de Grosbois à Monsieur de Duras le 25 avril juillet 1749. » Le plan associé au descriptif du bail figure sous une autre cote18. Il distingue bien deux parties : la partie "profane", pourrait-t-on l’appeler, en rouge sur le plan, louée donc en 1749 par un bail emphytéotique de 99 ans au maréchal19 de Duras. Une seconde en grisé définit le domaine "religieux" et les deux enclos sont séparés par des murs, les moines ne voulant pas se mélanger au "monde". Il y a bien deux domaines des « Camaldules de Grosbois » et constatons que parler du monastère des Camaldules pour désigner le tout ne correspond pas à la réalité de cette double appartenance. Comme nous le verrons, les choses ne deviendront pas plus claires avec le temps.

Ainsi que nous le constatons, cinquante ans plus tard, la partie profane l’était restée, tout au moins lors de la vente au titre des biens nationaux du monastère proprement dit. Les ventes de 1794 ne semblant s’appliquer qu’à des biens qui, à un titre ou à un autre, sont spécifiquement occupés par les religieux, que sont devenus ceux, qui bien que propriété des Camaldules, étaient loués à bail comme la maison et les dépendances du marquis de Duras par exemple ? Nous en reparlerons plus longuement dans un autre article.

Il y a donc une cohérence globale évidente entre la description des lots de 1794 et le plan de 1749 mais il faut y regarder de plus près.

Ce dernier présente en effet un grave défaut, il ne comporte aucune échelle et il est probable qu’il est davantage croquis que carte. Il est pourtant tentant de retrouver les superficies énumérées dans les vingt-trois lots de la vente intervenue une cinquantaine d’années plus tard. Cela semble de prime abord assez difficile. Le plan ne délimite pas la partie religieuse au nord du site et on peut le comprendre puisque cette partie n’étant pas louée, il suffisait de préciser les frontières avec celles qui font l’objet d’une transaction.

Seconde remarque plus interrogative, seules quatre (voire six) cellules apparaissent ce qui paraît en accord avec la vente de 1794 mais en contradiction avec la plupart des descriptifs des biens dans lesquels on parle le plus souvent de douze ermites en sachant que chaque ermite dispose théoriquement d’une cellule. Ajoutons que pour les besoins de l’entretien de l’important réseau hydraulique du site, un addendum20 de la description de 1749 fournit l’emplacement et l’appellation d’un certain nombre de bâtiments et leur destination ce qui suppose une volonté de précision et exclut donc une simple erreur du géomètre. Conclusion, lorsque le plan a été dressé, le site ne comprenait bien que quatre (ou six) cellules. Un autre document va nous être bien utile pour comprendre l’évolution du monastère, mais va nous poser de nombreuses questions sur justement son occupation. Douze ou quatre cellules et pour combien de moines ? À voir !

On trouve aux Archives départementales un plan21 (voir ci-dessous Plan 2) provenant des archives du duché-pairie de Brunoy, plan intitulé : « Environs de la Camaldule de Grosbois ». Ce plan n’est pas daté, mais on peut estimer qu’il a été levé dans les années 1740-1770, circa 1760. En effet, l’identification effectuée par les archivistes de Chamarande signale que ce plan aurait été (?) signé par le notaire Laideguive, lequel notaire a exercé à Paris entre 1731 et 1775. Or ce notaire est justement un des trois rédacteurs de l’acte de 1749, ce qui, nous allons le voir dans la suite de ce texte, complique la compréhension de notre problème. Question que l’on se pose alors : ce notaire aurait dessiné ou fait dessiner deux plans différents dans des temps pas très éloignés l’un de l’autre ? En effet il suffit de les comparer pour se rendre compte qu’il existe des différences importantes et que seules des levées à dates différentes prenant en compte un bâti différent pourraient expliquer

Plan 2, circa 1760
plan-Camaldules-circa-1760

Cependant, ce nouveau plan comporte une échelle en toises22 ; on peut donc essayer d’approcher distances et superficies, les différentes échelles des copies numérisées étant homothétiques et de les reporter sur le plan de 1749.

On constate, évidemment (et heureusement !), de nombreuses similitudes et il est facile de reconnaître la partie profane de la partie religieuse, mais ce ne sont pas exactement les mêmes emprises. Nous connaissons la superficie globale de la partie vendue aux enchères par l’État en 1794, partie aux limites nord imprécises représentée par la zone grise du plan 1 : environ 7 hectares soit 70 000 m2. Cette partie similaire bien délimitée et mesurée sur le plan 2 vaut 9,8 hectares soit 98 000 m2. Où sont passés les presque trois hectares manquant ? On les retrouve à peu près exactement si l’on veut bien défalquer dans la mesure des surfaces du plan 2 la partie nord dont justement le plan 1 ne donne pas la limite ! C’est une explication mais on souhaiterait connaître la vraie superficie de l’enclos des Camaldules lors de sa vente en tant que bien national. Question connexe, que l’on peut se poser, en quelles années ont vraiment été levés les plans 1 et 2 ? Si le notaire est bien le même, comment a-t-il pu - à peu près dans le même laps de temps - faire dresser deux plans d’un domaine dont la composition et les limites sont aussi différentes ? Sauf si justement il faille reconsidérer les dates d’exécution.

Par ailleurs, le plan 1, plan de 1749, nous montre quatre, à la rigueur six, cellules en cohérence avec le document de 1794 qui nous parle de cellules dans quatre bâtiments. Mais le plan 2, a priori tout aussi cohérent et plus précis, nous montre douze cellules. Si le plan 1 et le plan 2 sont contemporains, comment expliquer de telles différences ? Ajoutons une autre information ; en 1760 un certain Laurent-Étienne Rondet, écrivain janséniste fait un séjour aux Camaldules et dans la relation23 de son séjour il précise qu’on l’a logé dans une cellule et que lorsqu’il a demandé de lui indiquer son emplacement, on lui a répondu : «  On me dit : c’est la troisième de la seconde rue; car il y en a douze qui sont séparées par trois rues, quatre cellules dans chaque rue ». Les trois rues et les douze cellules correspondent exactement à ce que nous montre le plan 2. Et on a vu ci-dessus que la déclaration des biens de 1750 citait douze cellules. Il est impossible que quatre, voire six cellules, de 1749 se transforment en douze un an plus tard !

Résumons : en 1749 quatre, voire six cellules, en 1750 douze cellules, vers 1760 douze cellules, en 1794 de nouveau quatre cellules ! Comment concilier ces données contradictoires. Avançons une explication qu’il ne nous est pas possible de démontrer, aucun texte en notre possession ne citant la construction ou la démolition de bâtiments.

Le plan de 1749 nous semble être un plan de réemploi qui daterait d’une époque antérieure où le nombre des cellules n’était que de quatre, voire six. Ce réemploi de document devait être la règle ; on imagine mal à l’époque de lever un plan pour chaque évolution des emprises d’autant plus que dans cet acte notarié une grande partie décrit seulement l’adaptation du réseau hydraulique au nouveau locataire. C’est pour cela qu’on distingue parfaitement sur la copie originale le tracé des canalisations qui a été rajouté en surimpression. Tout le monde savait bien en 1749 que le nombre de cellules n’était pas celui figurant sur le plan, mais cela n’avait aucune importance pour la rédaction de l’acte auquel il s’appliquait.

Oui mais alors pourquoi encore quatre cellules en 1794 ? Simple coïncidence numérique. Il n’y avait plus que quatre cellules à cette date parce que dans les quarante-cinq ans qui séparent 1749 de 1794 huit avaient… disparu, ruinées, détruites faute d’entretien ou pour réemployer les pierres, etc. Nous verrons que la succession d’événements que va connaître le site explique parfaitement cette hypothèse et ce dès l’arrivée des trappistes de Sénart qui n’ont pas le même mode de vie conventuelle que les Camaldules. Le type de cellule individuelle, que les Pères utilisaient, est un luxe peu courant dans le monde monastique.

Les Camaldules et le jansénisme
La congrégation des Camaldules va, comme toutes les congrégations du Royaume, connaître des difficultés au quotidien mais peut-être davantage que les autres. Une austérité certaine des règles de vie de l’ordre la rapprochait incontestablement de la mouvance janséniste très austère de comportement et d’attitude.

Le jansénisme a perturbé le monde catholique et cette, sinon hérésie, du moins interprétation du dogme va diviser l’Église de France presque jusqu’à la Révolution. Cette interprétation est due à l’évêque d’Ypres, Cornelius Jansen dont l’une des affirmations, dans son œuvre publié à Louvain en 1640 et appelé l’Augustinus, est que la grâce divine, seule, permet d’accéder au salut de l’âme24. La querelle prend de l’ampleur et va déborder largement sur le XVIIIe siècle. Le Pape Clément XI, dans un louable souci de clarification et de rappel de la doctrine de l’Église depuis le concile de Trente, va publier la bulle Unigenitus Dei Filius en 1713. Cette bulle, qui condamne cent une propositions jansénistes, ne sera pas enregistrée par le Parlement de Paris lui refusant ainsi le statut de loi du Royaume (elle le deviendra en 1730 sur injonction de Louis XV). Sur la querelle religieuse viennent se greffer des interrogations plus politiques que nous ne pouvons pas évoquer ici, par exemple la lutte des Parlements contre l’autorité royale. Pour sortir de cette situation difficile un certain nombre d’évêques demandent la tenue d’un concile, ce sont les "appelants" ; d’autres au contraire acceptent la bulle papale, ce sont les "acceptants", en conséquence de quoi le clergé régulier et séculier est divisé entre ces deux catégories au grand déplaisir du roi qui refuse de voir son clergé se déchirer et veut être maître en son royaume. Certains laïcs participent vigoureusement au débat, ainsi Blaise Pascal, janséniste de cœur, célèbre pour Les Provinciales, œuvre dans laquelle il stigmatise les jésuites adversaires des jansénistes.

Et nos Camaldules ? Dès 1727, lors du chapitre général, un début de scission apparaît. Ce chapitre, qui se tient en principe tous les deux ans, est composé des six prieurs et se réunit cette année-là dans un des six25 monastères de l’ordre, en l’occurrence à Grosbois. Ce chapitre général décréta que les religieux, qui refuseraient le formulaire26 d’Alexandre VII et la bulle Unigenitus, perdraient leur droit de suffrage dans les assemblées capitulaires. Quatre prieurs sur six obtempérèrent à la décision dont le prieur de Grosbois, bientôt également "majeur" (encore appelé "supérieur général") de la congrégation, le frère Macaire Pène de Valbonnes ; les autres s’y refusèrent. Toute cette agitation va avoir pour effet d’entraîner des déplacements (d’aucuns parleraient de mesures d’éloignement puisqu’ ils sont ordonnés par lettre de cachet) de moines entre les six congrégations. C’est ainsi que les deux protestataires furent envoyés dans des monastères différents, l’un à La Flotte et l’autre à l’Île Chauvet. En 1738, les six maisons ne comptaient plus que trente-quatre moines (huit à Grosbois, et cinq seulement à La Flotte !). Mais aussi, et surtout, par décision royale, la tenue régulière des chapitres fut interdite avec pour conséquence une certaine dérive de l’ordre et une diminution importante du nombre des vocations.

On trouve sur Gallica27 le recueil de correspondances échangées entre différentes autorités et le père Macaire Pène de Valbonnes. La controverse fait rage entre les deux partis qui ne veulent même plus se parler. En 1737, on essaye d’imaginer un processus permettant de débloquer le fonctionnement de la congrégation, processus qui aboutira à la réunion d’un chapitre qui se tiendra à Grosbois à la mi-septembre 1738 sur injonction royale. Voici ce qu’on peut lire sous la plume du père Macaire28 dans une lettre probablement envoyée à l’archevêque de Paris pour lui demander un rendez-vous et l’entretenir de ses problèmes :

« Il y a une conjuration pour me rendre responsable de tous le mauvais état de la congrégation, soit pour le temporel, soit pour le spirituel. Pendant que depuis onze années je suis dépositaire de cent lettres des prieurs et des dépositaires avec lesquelles je confondrai tous ces gens-là… »
Macaire Pène, majeur des Camaldules, 12 mai 1738.

Suit une autre lettre du 10 juin 1738 de la même eau où il envoie et commente des extraits de correspondances de membres de l’ordre pour illustrer une rencontre avec l’archevêque qui a dû avoir lieu à la suite de la précédente missive.

Cela dit les problèmes sont peut-être plus terre à terre et aussi (plutôt ?) d’ordre plus matériel que spirituel si on en croit deux lettres, la première non datée et la seconde de mai 1738, au moment donc où on s’interroge sur la tenue d’un chapitre général après dix ans d’interruption. Elle a été rédigée par un père qui n’est pas n’importe qui puisqu’il s’agit du père Boniface Grivaux qui est le second visiteur général29 de l’ordre. C’est une longue accusation du comportement du père Macaire ; en voici quelques extraits :
« …les religieux de cette communauté ne tirent du Père majeur leur supérieur aucun sujet d’édification, ni aucune des instructions dont ils auraient besoin. C’est un homme qui ne pense qu’au temporel… On s’est plaint à La Grange que le Père majeur avait de fréquentes conversations avec une femme ou une fille de Paris. J’ai su qu’on avait fait à ce sujet des plaisanteries…plusieurs dans Paris lui donnent le nom de coureur…le prince Rakotzy30 [sic] nous a laissé par testament cinq mille livres ; il est visible qu’une somme aussi considérable ne devait être envisagée par le Père majeur que comme un fond qui ne devait être employé que du consentement du chapitre…cependant il a reçu deux mille livres au milieu du Carême de cette année qu’il a employées à payer ses dettes. »

Au total six pages d’accusations diverses mais particulièrement sévères qui discréditent l’action et le comportement du majeur des Camaldules accusé d’ailleurs également de vouloir « perdre la congrégation ». Une autre correspondance non signée précise « …le Majeur a accumulé sur sa tête seule trois emplois qui devraient être distribués sur trois têtes différentes31… » Voilà un cas qui serait catalogué de nos jours comme "abus de biens sociaux" ! Rappelons que ce père Macaire est celui qui a réceptionné – tout au moins c’est ce que dit l’intéressé et l’historiographie après lui – l’urne en or contenant le cœur de Rakoczy et qui l’a enterrée dans le cimetière du monastère.

Qu’en est-il réellement ? Nous n’en savons rien car Boniface Grivaux avait signé dix ans plus tôt, conjointement avec le père Macaire, une lettre pour rappeler aux contestataires leur devoir d’obéissance. Après les dix années de majorat, notre visiteur remarque quand même que « Quand les supérieurs sont trop longtemps en place, ils abusent de leur autorité. »

Les problèmes financiers sont souvent au cœur des querelles entre monastères et, dans les monastères, entre religieux. Les prérogatives du prieur lui permettent de bénéficier d’avantages personnels qui peuvent être âprement discutés par le reste de la communauté moins bien lotie. Qui plus est, suivant une procédure dite de la commende, un ecclésiastique ou un laïc peut percevoir in commendam tout ou partie du revenu d’une abbaye qui se voit ainsi dépossédée de ses moyens d’existence au profit d’un étranger n’ayant, en principe, aucun lien avec la communauté.

La "réformation"
Un vent de réforme imposé par le pouvoir royal va bientôt souffler sur le clergé régulier. La querelle janséniste n’est pas complétement vidée, certains ordres sont délaissés32 et manquent de ressources pour faire vivre les communautés et enfin l’esprit du temps, celui des Lumières, a plutôt tendance à critiquer les ordres monastiques (encore appelés contemplatifs pour certains d’entre eux). Ainsi Rousseau écrit : « renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme. » Cette critique sera reprise et largement amplifiée à la Révolution française et justifiera la quasi-fermeture des monastères et la dispersion des moines.

Le 23 mai 1766, Louis XV crée la Commission des réguliers33 chargée de mener une enquête par tout le royaume sur la situation des congrégations y compris (et surtout) dans le domaine financier et d’en relever les abus de toute nature, notamment en délaissant les affaires spirituelles au profit des temporelles. Cette commission, qu’on surnommera aussi Commission de la Hache, est composée de dignitaires de l’Église (cinq archevêques) mais aussi de ce qu’on appellerait aujourd’hui des hauts fonctionnaires (cinq conseillers d’État) entourés d’avocats et de théologiens nommés en tant qu’experts. Son rapporteur est Loménie de Brienne alors archevêque de Toulouse et proche des "philosophes". Elle est d’inspiration gallicane puisque le pape ne sera même pas averti de sa création alors que les ordres religieux sont sous la gouvernance directe de Rome. La décision royale commence par ces mots :
« Le roi étant informé qu’il s’est introduit dans les monastères des différents ordres établis religieux de son royaume plusieurs abus également préjudiciables à ces ordres même… »

Des commissaires envoyés par les archevêchés parcourent tout le royaume et vont rapporter leurs observations à la commission. À la fin des procédures dans les années 1780, on aura fermé 426 abbayes ou prieurés et neuf ordres disparaîtront du paysage ecclésiastique dont celui qui nous intéresse, celui des Camaldules et ses six maisons qui comptent alors au total dix-huit moines34. Pour des raisons qui ne sont pas toujours explicites les Capucins et les Chartreux, peut-être parce qu’ils semblent s’être réformés eux-mêmes, échapperont à la "réformation". Voilà ce qu’écrit « le Roy » dans des lettres patentes35 enregistrées ultérieurement par le Parlement :

« …avons autorisé et autorisons les archevêques et évêques…à procéder à l’extinction, suppression, et union des monastères après le décès des dits religieux ou de leur vivant et de leur consentement… Car tel est notre bon plaisir ; donné à Versailles le 3 jour d’avril 1770. »

Pour les Camaldules de Saint- Jean-Baptiste de Grosbois, ce sera la fusion avec un autre monastère. On remarque que le consentement des Camaldules leur a été demandé, consentement qu’ils semblent avoir donné très rapidement lorsque leur avenir a été assuré (voir ci-après).

Le mode de fonctionnement de l’ordre pour les questions d’intérêt général est très démocratique. Le chapitre composé de tous les pères se réunit généralement dans l’église et discute les affaires de la communauté. Les décisions sont ensuite rapportées par le secrétaire dans un « Registre36 des actes capitulaires de la communauté » dont le préambule est invariable : ainsi une délibération du 14 mai 1749 (style et orthographe respectés) commence par :
« Ce Jourd’hui quatorzième du mois de May l’an mille sept cent quarante-neuf les religieux vocaux37 de la dite communauté s’étant assemblés au son de la cloche en la manière accoutumée pour traiter de leurs affaites temporelles… »
puis suit l’exposé de la question traitée.

Cette mesure de réformation n’est donc pas spécifique à Grosbois, mais à l’ensemble des maisons de l’ordre. Monsieur, frère du Roi38 et récent acquéreur du duché-paierie de Brunoy va évidemment jouer un rôle particulier pour Grosbois. Le 22 décembre 1776, un certain Feydeau de Marville, conseiller d’État, fait part à un dénommé abbé Bertin de la décision royale de transférer les biens des Camaldules aux ermites de Sénart appartenant à l’ordre39 de Notre-Dame de la Consolation. Il représente également dans cette affaire l’archevêque de Paris Mgr Christophe de Beaumont partie prenante à la décision. Il justifie celle-ci par ces quelques lignes :
« …les Camaldules de Grosbois ne pouvant vivre dans la maison de Grosbois de par la modicité de leur revenu ont passé au mois d’août dernier sous le bon plaisir et l’autorité de V.M. et le consentement de M. l’archevêque de Paris un concordat avec les Ermites de Sénart et sont convenus de leur abandonner leur maison de Grosbois et ses dépendances sous la réserve de 820 livres pour chaque prêtre40, 500 livres pour chaque frère convers41 et 200 livres pour un donné42. Le revenu des biens des Camaldules déduction faite des charges ne va pas à 2 000 livres mais ces biens et surtout l’enclos étant cultivés par les Ermites [sous-entendu de Sénart] produiront un revenu plus considérable43 ; d’ailleurs quoique très peu riches, les libéralités de Monsieur, de la famille royale, leur travail et les pensions dont jouissent quelques-uns d’entre eux leur feront un revenu sur lequel ils pourront prendre quelque chose pour aider au payement des Camaldules qui d’ailleurs s’éteindront successivement… »

Il y avait naturellement nécessité de se préoccuper du devenir des pères en leur versant une pension et de s’assurer de la dévolution de leurs biens ; c’est pour cette raison qu’une sorte de dédommagement financier est prévu. Comme les ermites ne sont pas riches – c’est tout au moins ce qu’ils prétendent – et qu’ils vont être privés de revenus, on trouvera une astuce consistant à utiliser ce qu’on appelle à l’époque l’économat, sorte de caisse dans les mains du souverain qui gère les bénéfices ecclésiastiques et notamment ceux qui sont momentanément vacants. On remarquera que la rétribution des prêtres est égale une fois et demie celle des frères convers et qu’il est prévu qu’elle se fasse indirectement par les pères de Sénart. Autre remarque, ces rentes sont déclarées « sans décimes, impositions quelconques… », autrement dit non imposables (au sens moderne du terme).

Le destin matériel des Camaldules – ils ne sont plus que huit44, cinq prêtres, trois frères convers et un donné – sera ainsi assuré par le versement d’une pension45 « alimentaire et viager » dit le texte (en deux fois dans l’année) jusqu’à leur disparition. Suivent de très nombreux documents qui nous décrivent toutes les procédures nécessaires à la mise en œuvre de ce transfert de patrimoine. On y apprend notamment qu’on a procédé à de multiples inventaires et recollements (accompagnés d’estimations du bâti, de l’immobilier et du mobilier, évalué à 6 000 livres qui servira à payer les dettes des Camaldules), y compris à un état des lieux qui montre que : « …les bâtiments des frères Camaldules sont dans un très mauvais état46 y compris l’église qui est étayée dans une partie en dedans… » La paroisse d’Hyères, elle-même, est concernée dans une sorte d’enquête commodo et incommodo afin d’appréhender les conséquences de la suppression du monastère sur la vie de la communauté paroissiale.

Le 21 mars 1777 l’archevêque de Paris met un point final à la disparition des Camaldules de Grosbois ; voici comment il s’exprime :
« …avons supprimé et supprimons l’établissement des frères de l’ordre de Saint Benoît réformé de S. Romuald appelés Camaldules en corps de communauté au lieudit Grosbois de la paroisse d’Hières de notre diocèse, avons éteint et éteignons la conventualité régulière de Grosbois, avons en conséquence enjoint et enjoignons à tous et à chacun des religieux de chœur et frères convers Camaldules composant la communauté du dit couvent de Grosbois de se retirer dans des maisons régulières pour y vivre… »

Cela ne signifie pas que certains moines ne sont pas restés sur le site, ou aux alentours, mais alors sans aucune activité conventuelle bien qu’ils n’aient pas été relevés de leurs vœux. On ne devrait donc plus évoquer à partir de cette date les Camaldules de Grosbois.

L’ordre n’aura été finalement présent sur le site que de 1642 à 1777, soit pendant cent-trente-cinq ans, ce qui est relativement peu comparativement à d’autres congrégations. Pourtant, le souvenir en est resté suffisamment vivace pour que le patronyme subsiste toujours dans l’appellation de nombreux noms de lieux alors que ces derniers47 auraient pu reprendre leur dénomination d’origine de Bouron ou Bourron.

Les ermites (ou hermites [sic]) de Sénart
Qui sont ces religieux qui vont prendre possession du monastère Saint-Jean-de-Grosbois des Camaldules ? Curieusement cette appellation d’ermites de Sénart n’est utilisée que pour la période qui précède la Révolution française ; à partir du Premier Empire, ils deviendront les trappistes de Sénart. Cette dénomination de trappistes n’est jamais utilisée avant le XIXe siècle pour désigner un ordre religieux, ainsi par Madame Lemaire (cf. note 33) qui a fait une étude exhaustive sur la réformation. En fait la dénomination de trappiste rappelle le nom de l’abbaye, celle de La Trappe qui a donné naissance originellement à diverses congrégations qui ne portent pas toujours le nom de trappistes. Aujourd’hui, ces trappistes se réclament de l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance (O.C.S.O) et font toujours partie de la nébuleuse bénédictine tout comme finalement les Camaldules dont la règle était un avatar de celle de saint Benoît. Cette règle sera souvent modifiée au cours des âges par différents prieurs qui deviendront les fondateurs d’un ordre nouveau allant presque toujours dans le sens d’un retour aux sources et d’une plus grande austérité.

Ces ermites (trappistes donc) ont un établissement en forêt de Sénart48, depuis saint Louis nous dit l’historiographie, et ils paraissent avoir ce qu’on pourrait appeler une succursale à Corbeil et aussi à Nemours. Ils ont, en effet, bénéficié des faveurs de Louis XV qui leur avait octroyé les bâtiments de l’abbaye de la Joie à Nemours où ils n’ont pu rester, le domaine s’étant trouvé beaucoup trop coûteux à entretenir. Les ermites de Sénart semblent avoir pris possession des lieux de Grosbois à la fin de l’année 1777 et firent d’emblée beaucoup de travaux49.
« Ils utilisèrent le produit d’une vente à Nemours et plusieurs religieux plantèrent cinq arpents en vigne, défrichèrent plusieurs parties du terrain, comblèrent un grand canal..., enfin, firent pour plus de 80 000 livres de dépenses. »

L’entretien du bâti semble en effet une lourde charge et c’est une remarque qui revient souvent sous la plume de différents personnages. Il est probable que la rapidité de la construction exécutée dans les années 1640-1650, peut-être en partie par les moines eux-mêmes, s’est faite au détriment de sa pérennité. Nous n’avons pas de précision sur le mode de construction utilisée. On peut imaginer l’édification de murs en maçonneries de pierres, meulières notamment, dont les carrières ont été nombreuses à Yerres au cours des âges. Il n’est pas certain que le mortier de liaison utilisé, qui aurait dû être50 à base de chaux, ait présenté toutes les caractéristiques de résistance souhaitables.

Ils vont à la fin du siècle entrer en conflit avec les marchands parisiens à qui ils faisaient de la concurrence depuis 1783 en fabriquant et vendant, souvent par colportage, des bas de soie et des étoffes colorées qu’on appelait les sénardines à base de fibres de coton (ou de laine) et de soie. À remarquer que les ermites de Sénart constituaient un ordre qui vivait en partie dans le monde, une congrégation dont les activités commerciales s’apparentaient à celles d’une entreprise51. D’ailleurs, ils ont transformé tout ou partie du monastère des Camaldules en ateliers en embauchant probablement des laïcs, une des raisons d’ailleurs de leurs démêlées avec les corporations parisiennes ! Ainsi le même auteur écrit :
« …la fabrique de la forêt de Sénart n’est pas aussi modeste que les propriétaires veulent bien le dire, puisqu’elle se compose de 18 métiers, 7 occupés par des frères et 11 par des ouvriers étrangers, qu’ils ont des succursales à Corbeil et dans leur maison de campagne de Grosbois. Voici d’ailleurs le détail de la fabrique :
« Forêt de Sénart, 13 métiers
« À Grosbois, 3 métiers
« À Corbeil, 2 ouvriers travaillent pour les frères. »

Question que l’on peut se poser : avec ces revenus les ermites étaient-ils aussi pauvres que nous le disent les textes et que ce qu’ils prétendent ? Plus largement, comment définir la pauvreté à la fin du XVIIIe siècle ? C’est une question à laquelle il est bien difficile de répondre ! Certaines abbayes de différents ordres monastiques étaient extrêmement riches et le roi52, par l’entremise de celui53 qui tenait à jour la "feuille des bénéfices", la "feuille" comme on l’appelait au XIXe siècle, était le grand dispensateur de ces prébendes en nommant les ecclésiastiques qu’il souhaitait récompenser plutôt que d’autres qui avaient déplu au monarque.

Il semble bien que ces ermites de Sénart occuperont le site de la forêt du même nom et celui de Grosbois jusqu’à la Révolution française et que ce sont eux qui seront les derniers occupants du siècle. Nous verrons dans un prochain article qu’il s’écoulera une dizaine d’années avant qu’ils ne réapparaissent sous une autre forme. La vente de 1794, reflète partiellement l’état des lieux qu’ils ont laissés, contraints et forcés, après les décisions des entités politiques ayant gouverné la France entre 1790 et 1795.

Restent à la fin de cette étude plusieurs interrogations ; une première sur le nombre de cellules ayant abrité effectivement des frères et d’autres tout aussi intrigantes : que sont devenues les maisons des hôtes et notamment celle qu’occupait le maréchal de Duras avec ses dépendances ? Où se sont installés les ermites de Sénart ? Comment faire cohabiter métier à tisser et clôture monacale ? Les cellules qu’occupaient les Camaldules sont-elles encore utilisées par les ermites, ont-elles été délaissées ?

Nous essaierons d’apporter quelques réponses dans la suite de cette monographie.
[Voir Le devenir du site des Camaldules après la Révolution]

André Bourachot


Références :

1. Pas tout le clergé cependant, loi du 2 novembre 1789, décret du 14 mai 1790.
2. On supprime aussi le costume religieux.
3. Document Didier Leroy transcrit en français moderne par Gilles Baumont.
4. Après l’extinction de deux feux successifs, matérialisée par la fumée qui s’en échappe, et sans nouvelle enchère survenue pendant leur combustion (entre 15 et 30 secondes), l’adjudication est prononcée au profit du dernier enchérisseur.
5. Caisse qui gère le produit de la vente des biens nationaux. On remarquera qu’il s’agit d’une vente à crédit.
6. En convertissant arpent et perche en m2. On utilise l’arpent "royal" qui vaut environ un demi-hectare et cent perches carrés. Cette conversion est légitimée par un autre texte dans lequel une superficie est exprimée dans les deux unités. Il n’est pas certain que cette même unité soit toujours utilisée dans tous les documents.
7. Chiffre qui n’a pas grand sens tant les conditions économiques sont différentes.
8. Il est bien entendu que les cellules… n’en sont pas puisqu’elles se composent chacune de quatre pièces : une chambre à coucher, un réfectoire et, séparés par un vestibule, un atelier et un bûcher avec en plus un jardinet.
9. Archives départementales 26H/4.
10. Il fait référence à un organisme appelé « Chambre ecclésiastique et conformément à des arrêts et édits royaux pris en conseil. »
11. Toutes ces informations étaient utilisées par l’Assemblée générale du Clergé qui se réunissait tous les cinq ans, pour décider entre autres choses du montant du "don gratuit" dont les finances royales avaient bien besoin.
12. Les moines payent en 1772 une taxe de 106 livres en juillet et en octobre et 45 livres à la fabrique de Yerres.
13. Ou chanter un libera (chant grégorien), voire et surtout célébrer l’Office des morts. Le duc d’Angoulême octroyait aux religieux une rente de 400 livres pour la célébration d’une messe annuelle. Soulignons qu’il fallait que certains religieux parmi la communauté soient aussi prêtres.
14. C’est-à-dire chauffées.
15. Dix-huit religieux pourtant dans les déclarations de 1724 et 1757.
16. Un bail emphytéotique est un bail de très longue durée (ici 99 ans) qui rend le locataire quasiment propriétaire.
17. Archives départementales 26 H/4. Ce texte mériterait à lui tout seul une étude particulière. Il fourmille de détails sur l’état du domaine en 1749.
18. Archives départementales A/1163.
19. En fait Jean-Baptiste de Duras, troisième duc de Duras, maréchal de France, mort en 1770. Plus étonnant, il a été gouverneur de Franche-Comté de 1750 à 1770. Comment conciliait-il sa fonction avec un domicile à Grosbois ? Titre honorifique peut-être qui n’exigeait pas la résidence ?
20. Addendum du 3 janvier 1750, même cote.
21. Archives départementales A/1163.
22. On fera choix d’une toise de 1,95 m.
23. Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France 1882, Une visite aux Camaldules de Grosbois en 1760, p.310.
24. Grande querelle qu’on résume habituellement par l’affirmation que pour les uns le salut des hommes se fait par les œuvres et que pour les autres il se fait par la grâce !
25. Les sept monastères de l’ordre sont ceux du Val Jésus dans le Forez, de Grosbois, de La Flotte dans le diocèse du Mans, de Saint-Gilles de Bessé en Vendée, de Rogat dans le diocèse de Vannes, du Mont-Valérien, de l’Île-Chauvet dans le diocèse de Luçon.
26. Formulaire d'Alexandre VII : profession de foi que doivent signer tous les ecclésiastiques du Royaume.
27. Gallica : Manuscrits de la bibliothèque de l’Arsenal. Archives de la Bastille. Première section. Administration du lieutenant-général de police. Bureaux de la lieutenance de police. 1er Bureau. — Religion. Communautés religieuses (hommes). Camaldules ; Célestins ; Frères de la Charité ; Chartreux.
28. Il quittera ses fonctions lors de ce même chapitre ; il alors 62 ans.
29. Une sorte d’inspecteur qui a tous les pouvoirs de contrôle dans tous les domaines aussi bien religieux que matériels ; il en existe deux pour l’ensemble de l’ordre.
30. Il est aussi accusé d’avoir vendu les meubles laissés par le prince pour un montant de plus de quatre mille livres.
31. Parce que trois revenus y sont associés !
32. Il y a environ 35 000 moines en France à cette époque, mais les deux-tiers des abbayes masculines ont des effectifs inférieurs à dix moines. Théoriquement, un monastère, pour perdurer, doit comprendre un nombre minimum de moines, au moins trois mais ce chiffre évoluera à la hausse et la commission exigera neuf.
33. Voir Lemaire Suzanne, La commission des réguliers 1766-1780, éditeur Léon Tenin, Paris, 1926, disponible sur Gallica. Les ordres de femmes ne sont pas concernés.
34. Brienne écrira au cardinal de Bernis, ambassadeur à Rome « qu’ils étaient hors d’état de se recruter et de subsister. »
35. Lettres patentes : sorte de décret d’Ancien Régime.
36. Il existe d’autres registres : des prises d’habit, des inhumations… Notons la présence d’un secrétaire de séance !
37. C’est-à-dire ayant droit de vote.
38. « Représentant dit le texte le fondateur des Camaldules », ce qui est exact puisqu’il y a eu continuité d’appartenance au sens de l’Ancien Régime depuis la fondation par le duc d’Angoulême. À ce titre Monsieur est « seigneur de Grosbois ».
39. Fondé par saint Louis.
40. Le père Chrysostome Jourdain, prieur, se verra attribué 1 040 livres.
41. Le frère convers est chargé des travaux séculiers et matériels (il travaille de ses mains), le frère de chœur est prêtre et s’adonne à des occupations d’ordre spirituel, notamment célèbre les offices.
42. Un donné (ou encore oblat) dans la communauté bénédictine est un laïc qui n’a pas prononcé de vœux mais qui a choisi de mener une vie religieuse similaire à celle des moines.
43. On justifie la dévolution des biens des Camaldules aux ermites de Sénart par la possibilité pour ces derniers d’augmenter leur revenu en cultivant la terre.
44. Les pères Chrysostome Jourdain, prieur, Romuald, Victor Gallien, Zozine Mery, Anthelme Le Prieur, tous les cinq prêtres, les pères Joachim Lanson, Marin Atée, Antoine Cousin, tous les trois frères convers et Thimothé, donné (de son vrai nom Matthieu Noras).
45. La somme globale des pensions versées reste intangible et celles afférant aux frères disparus sont reportées sur les survivants dans certaines limites.
46. En 1738 déjà, le père Macaire parlait « des maisons inhabitées et en ruines. »
47. Il existe cependant encore à Yerres une rue du Bois Bouron.
48. Voir Archives départementales A/1131
49. La Revue socialiste du 01/01/1910, Benoît Malon, L’affaire des trappistes de la forêt de Sénart. C’est également une preuve que le site devait être en mauvais état.
50. Paul Bordeaux, acquéreur du domaine à la fin du XIXe siècle, parle de mortier de sable. Il existe encore en effet à Yerres bon nombre de murs de clôture construits avec un mortier où le sable est le constituant principal. De là à construire ainsi des structures à plusieurs niveaux paraît très audacieux mais pas impossible ; l’auteur en connaît au moins une de ce type à Yerres !
51. Il n’y a rien d’étonnant. Certains ordres monastiques continuent de nos jours à avoir des activités commerciales : liqueur, compléments alimentaires, fromage, bière, etc. La règle de saint Benoît (ora et labora : prie et travail) interdit théoriquement aux religieux de travailler pour d’autres raisons que celles d’assurer leur subsistance.
52. Depuis le Concordat de Bologne signé entre le roi François Ier et le pape Léon X, en 1516, le roi de France dispose d’un nombre important de bénéfices qu’il distribue à sa guise. Par bénéfice, on entend les revenus des archevêchés, évêchés, abbayes, prieurés, canonicats dans un chapitre de Cathédrale, etc.
53. Généralement le confesseur du monarque.